France d’en haut, France d’en bas. Selon Christophe Guilluy

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Par ECC (GR) Septembre 2017 

Christophe Guilluy a publié : « Le crépuscule de la France d’en haut » en septembre 2016, chez Flammarion. Deux autres livres l’ont précédé : « Fractures françaises » et « La France périphérique » (Champs 2013 et 2015). Dans son dernier livre, il reprend le concept de France périphérique, il explique pourquoi ses analyses sont souvent rejetées et enfin comment la domination de la France d’en haut est aujourd’hui fragilisée.

Guilluy refuse de limiter la question sociale aux banlieues des grandes villes, ce qui ethnicise l’origine de nos difficultés, il prend en compte une fracture beaucoup plus large entre la France d’en haut et la France d’en bas qui comprend à la fois les pauvres (généralement définis en France comme ceux qui disposent d’un revenu inférieur à 60% du revenu médian) et les populations fragilisées par la mondialisation économique.

« Piloté par une petite oligarchie (les riches, la banque) (note 1)le système capitaliste tient parce qu’il est soutenu par une importante classe supérieure et intellectuelle qui bénéficie des effets de la mondialisation et de la métropolisation. Ce sont ces catégories, cette nouvelle bourgeoisie (de droite comme de gauche), qui portent et soutiennent les choix économiques et sociaux de la classe dominante détentrice du capital économique et/ou culturel » (137).  Dans cette France d’en haut, on retrouve des gens de droite (Juppé à Bordeaux) ou de gauche (Collomb à Lyon) qui tiennent à l’occasion un langage critique de façade contre la finance.  Dans les partis politiques de gouvernement, d’avant la vague Macron, ceux qui auraient pu représenter les intérêts des classes populaires n’ont pas voix au chapitre. Les élus locaux conscients des difficultés sont sans pouvoir dans leur propre parti.

C.Guilluy oppose les quinze métropoles principales dans lesquelles vit la France d’en haut, où se trouvent les emplois très qualifiées et d’avenir, à la France périphérique. On trouve 40% de la population française dans les premières et 60 % dans la seconde. Bien sûr il y a des catégories populaires et des pauvres dans les métropoles mais elles sont minoritaires.                                                                                                                                                                     Les classes populaires pourtant majoritaires en France sont devenues minoritaires dans les métropoles car elles en ont été progressivement exclues par le prix des logements dans le parc privé.  « Les classes populaires ne vivent plus là où se créent l’emploi et la richesse mais dans une « France périphérique » de plus en plus fragile socialement » (45). Quand les villes étaient industrielles, les ouvriers et catégories modestes pouvaient se loger dans le parc privé. Aujourd’hui « le marché de l’emploi, tourné vers des secteurs demandeurs d’une main d’œuvre très qualifiée, n’a plus besoin des catégories modestes, sauf dans quelques secteurs des services, du BTP ou de la restauration » (36) ce qui justifie le maintien d’un parc de logements sociaux structurellement minoritaire dans les métropoles où se concentrent les immigrés peu qualifiés. « Ce parc de logements où se concentrent les flux migratoires est évité par les classes populaires traditionnelles » (39). Quand on parle de péri-urbain, il est important de distinguer un « périurbain choisi » peuplé de catégories supérieures (les Yvelines par exemple) et un « périurbain subi » où se concentrent des catégories modestes (en Seine et Marne).

Les clivages sociaux entre la France d’en haut et les classes populaires s’accentuent du point de vue des revenus. Selon le « Rapport sur les inégalités 2015 » de l’Observatoire des inégalités, entre 2008 et 2012 les cadres supérieurs ont gagné 300 euros de revenus supplémentaires quand les ouvriers et employés en ont perdu 500, et depuis 2012 la situation s’est encore aggravée. De même les clivages s’accentuent en ce qui concerne la vulnérabilité au chômage qui touche les ouvriers et les employés beaucoup plus que les cadres.

C.Guilluy parle de « guerre des représentations ». Dans sa polémique avec un journalise du Monde il reproche à celui-ci de « réaffirmer la représentation dominante qui divise la société française entre les populations exclues des banlieues des métropoles et les autres territoires (du périurbain au rural) peuplés d’une classe moyenne intégrée » (156), il critique le mythe d’une classe moyenne majoritaire repris « par l’ensemble des médias et la quasi-totalité du monde universitaire » (142)  En déguisant les classes supérieures en classe moyenne , on confond classes supérieures et classes populaires ce qui contribue « à l’invisibilité d’une majorité des classes populaires ».  Selon cette représentation, ce sont seulement les pauvres des quartiers populaires issus de l’immigration qui sont à l’écart des bénéfices de la mondialisation. « Cette représentation permet opportunément aux classes supérieures d’évacuer la question sociale au profit d’une question ethno-culturelle », comme si l’on voulait circonscrire la question sociale aux seules banlieues. « Inversement, la description d’une France périphérique, celle des petites villes, des villes moyennes et des zones rurales où vit la majorité des classes populaires (donc de la population) rend visibles les perdants de la mondialisation » (143). Il est intéressant de noter à cet égard que d’après l’enquête annuelle « Fractures françaises » réalisée en 2016 par IPSOS, près de 60% des français considèrent la mondialisation comme une menace, alors que les classes supérieures concentrées dans les métropoles y voient une opportunité, c’est le cas de 62% des cadres, mais seulement de 24% des employés et de 36% des ouvriers.

La France périphérique majoritaire existe bel et bien, même si l’on veut la faire disparaître des écrans radars pour camoufler l’échec du modèle économique de la mondialisation. Dans sa polémique avec des journalistes du Monde et de Libération, l’auteur souligne qu’il ne faut pas confondre « classes populaires » et « pauvres ». Les pauvres ne sont qu’une fraction des classes populaires dont beaucoup sont légèrement au-dessus du seuil de pauvreté, fragiles et pouvant basculer rapidement dans la pauvreté. L’indice de fragilité, qui a été conçu avec le géographe Christophe Noyé pour qualifier la fragilité sociale des territoires, est construit   à partir d’une série d’indicateurs concernant le rapport à l’emploi (chômage, CDD, intérim…), au logement (propriétaires occupants disposant de faibles moyens…), aux revenus.

Pour C.Guilluy, la typologie de l’INSEE, qui divise le territoire entre zones urbaines et zones rurales, permet de représenter des densités de population mais pas de décrire une réalité sociale. « Tous deux « urbains », le bobo parisien et l’ouvrier de Dunkerque ne vivent assurément pas dans la même société. En revanche l’ouvrier de Dunkerque partage avec le rural du département de l’Orne une même vision des effets de la mondialisation, une même insécurité sociale » (145).  L’INSEE définit les grandes aires urbaines comme celles comprenant 10 000 emplois ; cela concerne 241 agglomérations et 83% de la population française. On y trouve les plus grandes agglomérations (Paris, Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille…) aussi bien que Guinguamp, Figeac, Bar-le-Duc etc. etc. Autrement dit C.Guilly demande quand on discute de ses travaux que l’on ne confonde pas  grandes aires urbaines et la quinzaine de métropoles qui retiennent son attention.

Depuis le referendum européen de Maastrich en 1992, « la véritable bipolarisation oppose désormais…les gagnants (ou les protégés) de la mondialisation aux perdants, la France des métropoles à la France périphérique » (85). Ce clivage n’est pas spécifique à la France et il s’impose sous différentes formes à l’ensemble des pays développés. Depuis le début des années soixante-dix, les classes populaires ont été « reléguées dans les territoires les moins connectés à l’économie monde ». « Ce grand basculement, qui aligne la France sur les normes libérales des sociétés anglo-saxonnes, n’est pas assumé par la classe politique » (87). La sortie des classes populaires de la classe moyenne est achevée, pourtant on continue de « maintenir le mythe d’une classe moyenne majoritaire, afin d’occulter l’émergence des nouvelles catégories populaires précarisées » (127).

Le titre du livre « Le crépuscule de la France d’en haut » se justifie dans la mesure où l’auteur considère que la France périphérique n’est plus complètement invisible (149) et surtout que les classes dirigeantes ne sont plus légitimes. La France d’en bas ne croit plus aux discours des hommes au pouvoir, il suffit de voir la montée des abstentions aux élections ou les votes en faveur du F.N. Mais ceux qui détiennent le pouvoir se prévalent d’une supériorité morale en réduisant toute critique des effets de la mondialisation à un repli craintif, ou à de fâcheux penchants racistes et fascisants. « De Bernard-Henri Lévy à Pierre Bergé, des médias (contrôlés par des multinationales), du Medef aux entreprises du CAC 40, de Hollywood à Canal Plus, l’ensemble de la classe dominante se lance dans la résistance de salon » (172) au fascisme. Cette opposition au F.N. oublie que « ce n’est pas le Front national qui influence les classes populaires mais l’inverse. Le F.N. n’est qu’un symptôme d’un refus radical des classes populaires du modèle mondialisé. L’antifascisme de salon ne vise pas le FN, mais l’ensemble des classes populaires qu’il convient de fasciser afin de délégitimer leur diagnostic » (174).

Faute de mettre en question le modèle de la mondialisation qui n’est pas durable, qui ne fait plus société, la classe dominante qui « est en train de perdre la bataille des représentations » (178) peut être tentée d’exclure les catégories modestes du champ de la démocratie. « Quand Alain Minc déclare (dans Marianne du 29 juin 2016) que le Brexit, « c’est la victoire des gens peu formés sur les gens éduqués » ou lorsque Bernard-Henri Lévy (dans Le Monde du 26 juin 2016) insiste sur la victoire du petit sur le grand, et de la crétinerie sur l’esprit » « la volonté totalitaire des classes dominantes se fait jour » (179). Elles « semblent de plus en plus tentées par l’option d’un totalitarisme soft » (247)

Si l’auteur parle du crépuscule de la France d’en haut c’est parce qu’elle soutient un modèle qui n’est pas durable. Dans son livre « La France périphérique » il considérait par exemple que « la mobilité pour tous est un mythe » que la mobilité de l’avion au TGV et à la fréquentation des autoroutes, que le monde nomade c’est celui des gagnants de la mondialisation. Au contraire la société populaire est attachée à son territoire, et « la sédentarisation des classes populaires apparaît comme un contre modèle à celui des élites, un modèle où les contraintes économiques sont fortes, mais qui, lui, est socialement et écologiquement « durable » » (231). Mais si C.Guilluy est convaincant quand il écrit : « De la banlieue à la France périphérique c’est l’ensemble des milieux populaires qui s’affranchit d’un système politique, syndical et médiatique » ou lorsqu’il parle du « processus de désaffiliation culturelle définitif des classes populaires de ce monde d’en haut » (183) autant on a du mal à voir en quoi les classes populaires portent « l’ébauche d’une contre-société en tout point contradictoire avec le modèle économique et sociétal des classes dominantes » (181). On aimerait mieux comprendre ce que signifient certaines affirmations selon lesquelles « les classes populaires prennent en charge la réalité» (203), ou « les classes populaires n’ont pas d’autre choix que celui de résister à l’ordre dominant en prenant en charge le réel » (245) ou encore comment la sédentarisation des classes populaires contribue « à l’émergence d’une contre-société spontanément tournée vers un développement local » (240).

 

 

  • A propos de l’oligarchie, voici ce que disait Boris Vallaud collègue d’Emmanuel Macron à l’ENA et aujourd’hui député des Landes, à l’occasion d’une interview à Mediapart du 22 juillet 2017. A la sortie de l’ENA dit-il : « Je n’ai pas choisi le même boulot (que Macron), j’ai choisi d’être dans les territoires ». En effet Vallaud a travaillé en préfecture puis a été collaborateur d’Arnaud Montebourg en Saône et Loire. Il dit :« je n’ai remis les pieds à Paris qu’après 10 ans. Et, ce qui m’a frappé en y revenant c’est de constater un entre-soi inimaginable, c’est comme si ce pays comptait 300 habitants… La France, c’est plus que ça. Alors, oui, il y a quelque chose aujourd’hui de « Bercy aux manettes » ». A Bercy siège du Ministère des finances, on trouve les inspecteurs des finances qui ne sont pas embauchés dans les banques (pas encore…). (Voir dans l’ECC l’article Régulation financière et pantouflage). Bien sûr il y a des inspecteurs des finances qui refusent le pantouflage.