Finance et soutenabilité : de l’idéologie à l’utopie; d’après Thomas Lagoarde-Segot et Bernard Paranque

BanquesFinances publiques
  • Ce texte est le compte-rendu par Maurice Merchier d’un article rédigé par Thomas Lagoarde-Segot et Bernard Paranque à paraître dans la Revue de Philosophie Economique (décembre 2018) sous le titre « Finance et soutenabilité : quelle Utopie ? »
  • Introduction
Pour parvenir à décarboner l’économie mondiale et maintenir l’augmentation de la température de la terre autour de 2°C, il est impératif de ré-encastrer l’activité financière dans l’économique, et cette dernière dans le social. Il ne faut pas percevoir la nature comme extérieure à nous : nous y appartenons. Il faut réorganiser les structures économiques selon une éthique du vivre ensemble fondée sur  l’équité.
Cela se heurte à deux obstacles majeurs :
–      Les contraintes que fait peser la financiarisation des activités économiques sur les organisations et les sociétés. La finance a pris une importance considérable depuis une trentaine d’années, échappant largement aux régulateurs.
–         le développement de la finance académique a largement contribué à façonner le comportement des acteurs et le système juridico-technique dans lequel ils opèrent. La recherche de l’utilité individuelle devient le paradigme dominant des comportements. De ce fait, une redéfinition des normes et des outils utilisés par la profession financière, nécessiterait au préalable une refondation des représentations dans lesquelles sont imbriqués les acteurs. La théorie qui prévaut est celle qui affirme qu’à long terme la
maximisation de la valeur actionnariale permet d’atteindre le bien-être social.

Il faut d’abord dévoiler les axiomes occultés sur lesquels s’appuient les acteurs. Il s’agit de « démasquer l’idéologie derrière la science » afin d’ouvrir un espace pour le renouvellement des théories et des pratiques de la finance. Passer à un autre régime d’échange financier implique de changer le lien social, et pour commencer de définir un espace social à l’intérieur duquel de multiples expérimentations basées sur une autre éthique permettront de desserrer l’étreinte de ce système financier.

La théorie de Paul Ricœur nous en montre le chemin : le maintien de la liberté humaine nécessite d’équilibrer l’imaginaire culturel en faisant dialoguer les forces mentales de conservation de l’ordre établi (l’«idéologie ») avec des forces de changement (l’ « utopie »). Il est ainsi possible de « nous extirper » de l’idéologie financière en la regardant de
l’extérieur, depuis un « ailleurs » que nous intitulons la finance comme commun.

Nous imaginons ainsi un système où le taux de rémunération du capital – et donc son temps d’immobilisation – serait reconnecté au temps long des projets des communautés humaines, et où la liquidité et le crédit seraient gérés sur la base d’anticipation co-élaborées et co-pilotées dans le cadre d’une « Arène des choix collectifs », elle-même connectée au système bancaire. Ce projet s’incarne d’ores et déjà dans de multiples expérimentations internationales offrant des espaces d’actions solidaires. La consolidation de ces différentes initiatives en une «utopie » unique pourrait alors contribuer au nécessaire rééquilibrage de l’imaginaire culturel financier.

La financiarisation comme système de pouvoir 

Les pays occidentaux, puis la plupart des pays émergents, ont à partir des années 1980 engagé de profondes réformes de leurs systèmes financiers, en abandonnant leur pilotage au marché. La déréglementation et la libéralisation, les privatisations ont été mises en œuvre à l’échelle mondiale.  Couplée au développement des capacités de calcul, de telles réformes furent suivies d’un essor phénoménal de la taille des marchés financiers, de l’accélération des transactions, de la complexification des produits financiers. 

Ces mutations ont affecté les relations de pouvoirs entre Etats et territoires. Les centres de décisions se sont concentrés dans 5 métropoles gérant 50% des actifs mondiaux (Pékin, New York, Tokyo, Paris et Londres), les dix plus grandes bourses représentent 83% des échanges mondiaux, et les intermédiaires financiers des grandes places financières détiennent 40% de la valeur des multinationales.

La sphère financière et la sphère réelle partagent une même logique de performance financière à court terme, ce qui conduit à l’hypertrophie du secteur financier, la stagnation des salaires réels, la montée de l’endettement privé, et la hausse de la fragilité systémique. 

Un ensemble d’études empiriques menées dans les pays industrialisés indique ainsi que la relation unissant la finance et la croissance économique prendrait la forme d’un U inversé, pour trois raisons :
·    Premièrement, un développement financier excessif induit une mauvaise allocation des ressources humaines et financières, ce qui se traduit par une moindre croissance de la productivité des facteurs de production.
·        Les exigences de rentabilité financière de court terme induisent des choix managériaux (tels que les rachats par les entreprises de leurs actions pour en faire monter la valeur en bourse) qui amoindrissent les taux d’investissement dans le secteur réel
·        les secteurs financiers les plus développés sont soumis à des épisodes de crise plus fréquents et plus sévères, ces crises étant généralement associées à des récessions.

Enfin, ces modifications se font également sentir au sein des entreprises. La financiarisation produit une transformation de la gouvernance des entreprises, et les rend dépendantes des marchés financiers en vertu de la généralisation du principe managérial de « maximisation de la valeur actionnariale ». A la diversification des activités dans une logique
conglomérale a succédé le recentrage sur un métier. Avec l’affirmation que seuls les actionnaires étaient légitimes,  la société a été de fait réduite à un actif financier. Le développement conjoint du marché des fusions et acquisitions, l’accumulation capitalistique, l’adoption de la comptabilité fair-value (ou « juste valeur », qui revient à intégrer les mouvements spéculatifs dans l’estimation des résultats de l’entreprise), le fonctionnement du marché du travail aboutissent à une économie de rente, et à la déconnexion entre la
rémunération des grands dirigeants et la performance économique.

Cela s’accompagne de narratifs mettant en valeur la responsabilité individuelle, la prise de risque et l’importance de «l’éducation financière ». La relation débiteur-créditeur devient la forme dominante des relations sociales. Les individus sont transformés en sujets financiers.

Théorie financière et financiarisation 

La scientificité des travaux des théoriciens de la finance n’est qu’une apparence ; des thèses incompatibles entre elles sont reconnues par l’attribution du prix Nobel à leurs auteurs, ce qui n’est pas imaginable pour les sciences dures. Surtout, le choix du Prix Nobel – en fait « prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred
Nobel » – est organisé par une Banque Centrale, et est de ce fait marqué par les représentations des acteurs du système financier. La finance académique est ainsi entre science et idéologie.

Cette idéologie est certes nécessaire pour assurer la cohésion du groupe et la cohérence des décisions ; mais les analyses s’inscrivent dans le paradigme néoclassique, réduisant les décisions collectives aux processus de maximisation de l’utilité de l’agent individuel, négligeant ainsi de nombreuses dimensions cachées tenant aux rapports sociaux et aux phénomènes de pouvoir. Or, l’échange marchand n’est qu’une des modalités parmi d’autres de la circulation au sein d’une, ou entre communautés, comme le don,  la réciprocité, ou l’échange non marchand.

La « rationalité » de la théorie financière contribue donc à façonner les rapports sociaux, notamment par le jeu de la formation dans les départements d’économie et les business schools. Par les images qu’il véhicule, le langage financier circonscrit le périmètre de l’action humaine, excluant ses effets indésirables.

Ce langage exclut également toute valeur sociale qui ne s’exprime pas en valeur monétaire, qui elle-même se réduit à la part du revenu capté par les capitalistes. Ce qui revient à postuler la coïncidence entre l’intérêt des actionnaires et l’intérêt général.

 Idéologie et imaginaire culturel 
Selon Paul Bicœur, l’imaginaire culturel se situe dans un cadre à la fois intégrateur, et à la fois critique. Dans une acception culturaliste, l’idéologie, par les symboles qu’elle véhicule, contribue à la préservation de l’identité d’un groupe social. Dans une définition critique, elle donne à voir aux acteurs la réalité des rapports sociaux dans lesquels ils sont impliqués.

L’idéologie, tournée vers le passé,  a pour fonction de légitimer ce qui est ; elle est d’essence conservatrice. L’utopie, tournée vers l’avenir, permet de repenser la réalité dans un autre cadre. Sa distorsion est celle de la fuite de cette réalité, alors que celle de l’idéologie est sa dissimulation.

Ce jeu de l’imaginaire, dans ses dimensions positives et négatives, offre un cadre pour « guérir » la théorie financière de ses travers idéologiques. 

Les deux qualités requises de la finance pour qu’elle soit en mesure d’assurer ses fonctions sont la liquidité, c’est-à-dire « la possibilité d’acheter n’importe quoi, n’importe quand. » ainsi que la définit Gaël Giraud (Illusion financière. Les éditions de l’Atelier, 2012 p 108)
La « finance comme commun » ouvrirait une voie à l’objectif de transition écologique et sociale, en même temps qu’elle rendrait possible des modalités d’échanges non marchands. Sa régulation se ferait dans l’Arène des choix collectifs, où se retrouveraient, non seulement les représentants des autorités monétaires, mais aussi salariés, représentants du personnel, usagers, citoyens, associations de consommateurs. Ce serait le lieu de construction de la confiance.

 « La Mutuelle d’Avenir Territorial » sera la nouvelle institution qui définit les conditions de la collecte de l’épargne
et la mobilisation du crédit auprès des autres institutions financières. 

La « finance comme commun » propose une « Révolution Copernicienne » dans l’allocation des ressources financières. Le temps nécessaire au retour sur investissement sera  évalué par référence au projet social retenu. La relation d’engagement se situera alors dans le temps long.

Pour fonctionner, la finance comme commun nécessitera une refondation des instruments de gestion financière ; un nouveau langage comptable sera nécessaire pour s’adapter
au changement des régulations financières, ce qui impliquera un effort considérable de formation des métiers de la finance.

La Mutuelle d’Avenir Territorial émettra une monnaie locale en finançant les investissements d’entreprise permettant de créer du lien inter et intra-générationnel ; (par exemple, agriculture biologique, secteur culturel, artisanat, PME/TPE, produits manufacturés de l’économie sociale et solidaire, coopératives d’investisseurs éthiques, …)

La monnaie locale s’échangeant contre la production d’entreprises et des produits « labellisés » (y compris les produits financiers) sur un territoire donné, son émission permettra d’augmenter la liquidité (consommation) sur ce même territoire, tout en fléchant cette liquidité vers des entreprises à impact social et écologique positif. 
La monnaie locale restera liée à la monnaie-ancre (l’euro) par un taux de change fixe ; elle sera émise en échange de dépôts des agents (ménages, collectivités publiques, banques et entreprises)

Un mécanisme de compensation entre les Mutuelles d’Avenir Territoriales peut également être envisagé.

La confiance dans la monnaie locale sera assurée par sa convertibilité en euros, par la supervision prudentielle de la Banque Centrale, et éventuellement par la possibilité pour les entreprises de s’acquitter d’une taxe sur leur pollution dans cette monnaie. 

Conclusion

La refondation de la discipline financière proposée, dans la perspective utopique de la finance comme commun semble de nature à permettre le ré-encastrement de la finance dans l’économique, (et de l’économique dans le social). Mais il est douteux que cela soit suffisant pour assurer la nécessaire transition écologique. Il faut pour cela poser la question de l’usage du pouvoir, en promouvant de nouvelles façons d’entreprendre, de coopérer, de faire vivre les organisations.