Sur le fonctionnement des communs fonciers : biens des communautés villageoises (fiche 2)

Communs

Bernard Garrigues présente sa vision des communs, qui résulte de son expérience des biens des communautés villageoises, sa formation en systémique ainsi que sa thèse de doctorat de géographie consacrée au développement local.

Retour sur expérience : le fonctionnement visible d’une communauté

J’ai été accueilli par mariage, en 1964, dans une communauté villageoise, vieille d’un millier d’années, qui possédait de grands biens immobiliers bâtis et agricoles, une carrière, une mine d’argent, des droits d’eau d’irrigation, des ressources halieutiques et cynégétiques, etc … Alors, la section de commune fonctionnait plutôt bien et avait recruté un berger pour le gardiennage du troupeau commun. Les conditions furent favorables à mon intégration dans la communauté, d’autant plus facile que, sortant de l’École Nationale d’Élevage Ovin de Rambouillet, je fus une personne ressources pour elle, au même titre que l’instituteur, le curé ou la sage-femme. La communauté fut créée à la fin du 10ème siècle sous forme de parerie par Anduze, de chevaliers égaux en droit et en devoirs que le comte d’Anduze avait chargé de la gendarmerie, moyennent péage, du chemin de Regordane à la limite de son administration.

À cette époque, beaucoup de travaux agricoles se faisaient en commun : fenaison, moisson et battage des céréales, blanchissage des châtaignes, charcuterie du porc, prestations1 ; il suffisait de suivre et de participer suivant ses compétences, rapidement repérées par la communauté. Aucune décision ne semblait prise, ni par délibération en commun, ni par un leader de la communauté. Étonnant pour quelqu’un qui a l’habitude de travailler à partir de protocoles stricts et d’ordres clairement énoncés ; mais naturel pour des gens dont la pratique découle directement des activités du ménage et de se connaître par cœur pour avoir été à l’école ensemble. Pour quelqu’un comme moi, formaté aux principes démocratiques de gauche, j’avais quelques difficultés à comprendre un tel fonctionnement et à accepter qu’il soit supérieur au fonctionnement démocratique2.

Le fonctionnement des communs absent des textes juridiques

Lors de mes recherches doctorales de géographe du développement local, 40 ans plus tard, j’ai utilisé mes connaissances des biens des communautés villageoises afin de jauger la manière dont les pouvoirs administratif et politique traitaient les plus humbles citoyens de la République. Ce qui me permit de découvrir que (1) le droit est une variable lourde de l’environnement local (Sarah Vanuxem) : il permet de détecter les bifurcations sociétales ; (2) qu’à peu près depuis le Code Justinien (529 après JC), existait un flux continu très progressiste entre le droit positif et le droit coutumier et (3) le principe assez intangible que, pour être légale, la loi ne doit pas nuire, ré-énoncé dans les principes généraux du droit constitutionnel français : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Le fonctionnement des communs restait incompréhensible, sauf à le constater comme celui d’un ménage3 augmenté.

Les communs : un fonctionnement biomimétique…

D’une interview de Catherine Larrère, paru en décembre 2021 sous le titre L’écologie ne peut se contenter d’être scientifique, j’extrais une phrase qui justifie à elle seule ma prétention de traiter les communs traditionnels d’organismes biomimétiques devant être approchés comme tels : « Le début du 20ème siècle est marqué, avec Frédéric Clements, par l’émergence d’une écologie organique qui assimile la communauté formée des êtres vivants dans leur milieu de vie à un superorganisme, qui naît, se développe et atteint sa maturité au stade du « climax4 » 5. Certes « super » semble de trop : en se référant à Théodore Monod, une oasis saharienne est un écosystème local naturel. L’aventure des Garamantes représentant le contrexemple technique6. Ceci pour pouvoir écrire avec une certaine autorité que les communs français, les Biens des Communautés Villageoises, représentent des organismes biomimétiques stricto sensu, pas des institutions au sens néo-institutionnaliste d’Élinor Ostrom. Les scientifiques qui travaillent sur les communs doivent acquérir cette connaissance écologique s’ils désirent diffuser le modèle de communs modernes.

sans tutelle, ni chef

L’analyse néo-institutionnaliste d’Ostrom, extrêmement fine et claire, fixe un cadre d’analyse robuste au géographe systémicien intéressé à la question. En particulier : (1) entre la firme et l’État, la remarquable efficience économique des communs ; (2) un ensemble de règles maintenues par leurs membres, sans tutelle ni chef, par opposition aux normes imposées par l’État ; (3) pas de notions de bénéfices à l’infini ; (4) une analyse a-historique : un commun ostromien est un objet actuel7, résultat de son histoire plus ou moins inconnue. Ostrom estime nécessaires des travaux de même ampleur que ceux de son analyse institutionnelle afin de savoir le fonctionnement des communs.

Les premiers modèles qui viennent à l’esprit lorsque nous étudions les organismes sociaux sans chef et sans décision préalable à l’action sont les communautés d’insectes sociaux : ruches et fourmilières. Elles apportent une explication fondamentale à leur fonctionnement : le partage entre toutes les fourmis ou abeilles des informations utiles au fonctionnement de leur communauté. Plus le constat que, contrairement aux idées reçues, une partie des insectes de la communauté glande, dans le sens sémantique « ramasser des glands », c’est-à-dire, n’ont pas une activité correspondante à leurs fonctions « assignées ». Forces de réserve ? Repos ? Cependant la communauté les traite égalitairement, voire équitablement du point de vue biomimétique8, alors qu’elle élimine systématiquement les membres devenus inutiles (mâles et, probablement, malades). Retenons que ces communautés fonctionnent correctement avec 100 000 membres (abeilles) ou plusieurs millions (fourmis). Le constat est que les sociétés d’insectes fonctionnent à l’information et nous émettons l’hypothèse que les membres des BCV partagent aussi de l’information utile, par les relations de voisinage.

En conclusion, les Biens des Communautés Villageoises représentent chacun un organisme biomimétique singulier capable de s’adapter en temps (presque) réel aux variations de son environnement ; de faire au mieux avec l’incertitude. Ils sont, comme l’a constaté Elinor Ostrom, prix de la Banque de Suède, dit Nobel d’économie, l’entreprise humaine la plus efficace comparée à la firme privée ou à l’entreprise d’intérêt public ; de plus, porteur d’une logique progressiste qui se perpétue depuis des siècles. Il vaut la peine de concevoir des communs actuels intégrant les progrès techniques de l’information et de l’énergie naturelle (renouvelable).

1 L’article 2 de la loi du 21 mai 1836 dispose : « En cas d’insuffisance des ressources ordinaires des communes, il sera pourvu à l’entretien des chemins vicinaux à l’aide de prestations dont le maximum est fixé à trois journées de travail. »

2 Fonctionnement démocratique : les décisions sont prises par délibération à la majorité. Ce n’est pas le cas des BCV.

3 D’après l’INSEE, un ménage, au sens du recensement de la population, désigne l’ensemble des personnes qui partagent la même résidence principale, sans que ces personnes soient nécessairement unies par des liens de parenté. Un ménage peut être constitué d’une seule personne.

4 État optimal d’équilibre écologique.

5 L’écologie ne peut être scientifique, Hors-série SOCIALTER, décembre 2021

6 La singularité de l’économie Garamantes repose sur un réseau de canaux souterrains de captage de l’eau destinée à l’irrigation des cultures exportables (blé, orge), totalement contraire aux écosystèmes oasis qui repose sur un recyclage au pas journalier de l’eau ressource.

7 Actuel, comme antonyme de virtuel

8 Cette loi biomimétique justifie amplement la logique du revenu de subsistance