Enseignement de la littérature

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Comment sauver l’enseignement de la littérature

La situation n’est pas fameuse. Le nombre des étudiants de Lettres diminue. La concurrence de l’image, du numérique et d’internet est rude. Le péché de colonisation jette une ombre sur la culture française, la mondialisation la relativise. L’Université a pourtant la responsabilité de conserver et de transmettre le patrimoine littéraire de la France, et maintenant de la francophonie, ainsi que de former les futurs professeurs des collèges et des lycées, lesquels formeront à leur tour la jeunesse. Le cours de Français est, au moins depuis Jules Ferry et l’école de la Troisième République, responsable de la qualité de la langue parlée dans notre pays ainsi que de la culture commune. Personne n’a encore contesté la place éminente occupée par la littérature dans la culture d’un peuple. À cela s’ajoute que si la laïcité oblige les professeurs à la neutralité en matière religieuse et politique, si toute partialité et propagande sont interdites dans les classes, c’est à une exception près, qui est de taille : l’école de la République a pour mission d’enseigner la République, c’est-à-dire justement la laïcité, la démocratie, les Droits de l’homme et du citoyen et, si on veut donner son sens plein au mot République, la question sociale.

Or la conception actuellement dominante à l’Université en matière de littérature prépare imparfaitement les futurs professeurs du secondaire à remplir convenablement leur tâche. En un mot, la littérature est considérée comme autonome et autoréférentielle bien plus que comme transitive. Au lieu d’être un chemin ou une fenêtre qui ouvre sur la vie, son enseignement est avant tout formaliste. On apprend aux étudiants à examiner comment écrivent les auteurs, chose parfaitement légitime, et on oublie d’écouter ce qu’ils disent. En d’autres termes, les étudiants apprennent ce que disent les professeurs beaucoup plus que ce que disent les auteurs.

Gustave Lanson à la fin du XIX° siècle avait réformé l’enseignement de la littérature en congédiant l’antique rhétorique intemporelle héritée des classiques au profit d’une dynamique d’inspiration républicaine appelée histoire littéraire. L’histoire littéraire fit les frais des bouleversements de mai 68.  La situation qui en résulta se signale par une confusion extrême. D’un côté, le marxisme et la psychanalyse freudienne entrées en critique littéraire ouvrirent d’immenses perspectives vers la politique et vers la psyché. Ces deux doctrines génétiques étaient d’ailleurs antinomiques dans la mesure où chacune prétendait à l’hégémonie, affirmant constituer la voie royale permettant de connaître enfin l’homme, respectivement par la lutte des classes et par le refoulement du sexuel au sein de l’inconscient. D’un autre côté, le structuralisme inspiré par la linguistique institua un nouveau formalisme en voulant décortiquer le texte, tout le texte, rien que le texte, de façon exclusivement synchronique. Ces trois théories incompatibles dominèrent l’université pendant les années 70 et 80. Elles ont complètement disparu aujourd’hui sans que personne ait pris la peine de dire pourquoi elles était caduques. L’inventaire n’a pas été fait.

On nommera poststructuraliste la situation qui prévaut depuis environ 25 ans. Ce qu’on appelle la théorie littéraire est un structuralisme assagi marqué par de nombreux travaux de grande qualité portant sur le fonctionnement interne de l’objet littéraire mais marqués par une limite infranchissable, un plafond de verre, rejetant le sens dans des ténèbres extérieures. En infraction avec la théorie saussurienne du signe, on dira que le signifiant a étouffé le signifié. Voilà pourquoi l’Université de la république n’enseigne plus la république, ni plus généralement la Vie.

On nous dira qu’il y a les cours d’histoire et d’instruction civique pour cela dans les écoles. On répondra que c’est vrai mais que distinctions disciplinaires ne sont justifiées que si on n’a pas conscience de leur caractère factice et provisoire. La réalité se présente, elle, comme un continuum et chaque discipline doit se soucier de réserver des points d’accroche avec les disciplines voisines. De toute façon, les étudiants en Lettres à l’Université ne font ni histoire ni psychologie. Les textes littéraires sont des mines en matière historique et psychologique mais ces mines sont complètement désaffectées.

Montaigne, Pascal, Rousseau, pour ne citer qu’eux, ont développé une riche psychanalyse qui place les vicissitudes de l’amour-propre au cœur de l’inconscient. Nos étudiants passent devant ces auteurs de leur programme sans se douter de l’immense débat qui pourrait s’engager avec le pansexualisme freudien[1].

L’aveuglement est tout aussi grave en matière historique alors que la postmodernité que nous vivons actuellement accumule les points d’interrogation au dessus de nos têtes. Où en sommes-nous ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont nos ressources ?

Ainsi, les études de lettres ne peuvent se passer d’une mise en évidence de la façon dont la source gréco-romaine et la source judéo-chrétienne se sont combattues et mêlées pour produire la culture française. Nos étudiants y ont-il jamais réfléchi, habitués qu’ils sont à étudier des points beaucoup plus que des lignes ?

L’histoire de la France moderne peut se résumer comme un long arrachement à l’ordre théologique et féodal médiéval. La Renaissance, la Réforme, la Révolution, la République, la Résistance, sont les étapes remarquables d’un processus d’arrachement à l’ordre ancien. La Liberté et l’Égalité sont les inspiratrices des 5 R. Il n’est d’ailleurs pas sûr que la difficulté à concilier ces deux valeurs rivales ne soit pas la cause de nos grandes inquiétudes.

Les grands textes littéraires depuis la Renaissance constituent un immense panoramique de l’avènement de la modernité. Les auteurs canoniques de notre enseignement littéraire sont bien les promoteurs de la liberté et de l’égalité : Rabelais et Montaigne, Molière, Descartes et La Fontaine, Voltaire et Rousseau, Stendhal et Hugo, Gide et Camus, etc. La France stupéfia le monde quand les intellectuels qu’on appelait à l’époque les philosophes se mirent à instruire un procès en règle de leur société comme nul ne l’avait jamais fait. Peu d’auteurs partisans de la tradition ont survécu dans le Panthéon scolaire républicain. On peut citer Chateaubriand avec des nuances. Barrès a été éliminé.

« Il y a des siècles, disait Péguy », désignant par là une succession de paliers. La modernité a mis 5 siècles à s’établir comme il y a 5 actes dans la tragédie racinienne. Il y a donc un 16°, un 17°, un 18°, un 19° et un 20° siècle, chacun avec sa couleur caractéristique. C’est là un phénomène typiquement français. Qu’est ce qui donne sa pente à l’histoire de la France et de l’Europe ? C’est avant tout la notion de liberté dans les domaines scientifique, politique, religieux, moral. C’est à une libéralisation généralisée qu’on a affaire depuis la Renaissance jusqu’à mai 68 et à la chute du mur de Berlin. Un long et progressif arrachement à l’ordre catholique et monarchique. Les études de lettres ne devraient pas être séparées d’une réflexion historico-sociologique sur ce que signifie le basculement des sociétés traditionnelles dans la modernité libérale. Cette réflexion n’a pas besoin d’être rajoutée : elle est au cœur des grands textes. C’est elle qui les fait palpiter.

La condition pour une revitalisation des études littéraires, c’est donc un décloisonnement, une ouverture vers les problématiques existentielles les plus diverses. Les textes sont un appel à la transitivité. Nous n’avons qu’à les écouter.

Bruno Viard

[1] Sur ce sujet, notre livre Amour-propre. Des choses connues depuis le commencement du monde, Le Bord de l’Eau, 2015.