Du sentiment de peur au désir de vivre

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Dans l’article « Ranimer le désir de démocratie » publié dans l’Eccap[1], on rappelait que pour Spinoza, la seule force qui peut véritablement nous faire changer, c’est le désir. Le désir mobilise la totalité de notre être (corps et esprit), quand la raison et la volonté ne mobilise que notre esprit. Il ne faut pas supprimer ou diminuer le désir, mais l’orienter par la raison. Et de préciser « Un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment plus fort que le sentiment à contrarier » ainsi on ne supprimera pas une haine, un chagrin ou une peur simplement en raisonnant, mais en faisant surgir un amour, une joie, un espoir.

Dans une lettre écrite en juin 2023 dans la prison d’Evin en Iran, et publiée par le journal Le Monde (le 08/9/2023) la courageuse combattante des droits humains Nages Mohammadi, prix Nobel de la Paix en octobre 2023, nous donne une illustration de la justesse de la pensée de Spinoza. Cette journaliste de 54 ans a été condamnée en mai 2016 à seize ans de prisons pour ses activités en faveur des droits humains. Elle a écopé d’une nouvelle peine et de 154 coups de fouet pour avoir écrit au secrétariat général de l’ONU.

Au début de sa lettre, Nages Mohammadi précise l’objet de son propos : « donner un visage aux êtres humains qui, partout dans le monde, font l’objet d’un enfermement, qu’ils soient cernés par des murs d’acier ou par les murs de l’oppression, mais qui, envers et contre tout, aspirent à faire tomber ces « murs » : ceux de l’ignorance, de l’exploitation, de la pauvreté, de la privation et de l’isolement ».

Coupables du désir de vivre

Dans sa lettre, Nages Mohammadi nous rappelle que « le gouvernement de la République islamique nie les droits fondamentaux tels que le droit à la vie, à la liberté de penser, à la liberté d’expression et de croyance, ainsi que le droit à pratiquer la danse, la musique, et même le droit à l’amour ». Elle interpelle notre attention : « Si vous regardez attentivement la société iranienne, vous verrez que chaque individu, à tout moment de sa vie et en tout lieu, est coupable du désir de vivre. Il encourt, pour ce crime, les pires sanctions, châtiments, humiliations, arrestations, et peut être emprisonné, voire exécuté, pour cela ».

Elle nous invite à entendre en Iran « le bruit sourd du mur de la peur qui se fissure ». Et de préciser « de part et d’autre des murs de fer d’Evin, où l’on nous a emprisonnées, nous ne sommes pas restées immobiles. En tant que femmes, parfois seules et sans soutien, souvent au milieu de flots d’accusations et des humiliations, nous avons brisé une par une nos chaînes jusqu’à ce que surgisse le mouvement révolutionnaire « Femme, vie, liberté ». Nous avons alors montré notre force au monde entier. [..] Nous avons été capables de faire émerger le pouvoir des contestataires et la force de la contestation. Notre élan nous a hissés plus haut que les murs qui nous oppressent et nous sommes plus puissants et plus solides qu’eux. Si nos barreaux sont immobilité, silence et mort, nous sommes mouvement, écho et vitalité, et c’est là que se dessine la promesse de notre victoire ».

Mme Mohammadi termine en nous demandant de relayer son message d’espoir : « dites au monde que nous ne sommes pas derrière ces murs pour rien et que nous sommes à présent plus forts que nos bourreaux qui emploient tous les moyens pour faire taire notre société ».

Réanimer notre désir de vivre

Ce message de cette femme lauréate du prix Nobel de la Paix, qui se veut être la porte-parole de la société iranienne interpelle notre société française, bien que connaissant une situation économique et politique bien différentes. En effet la France, 7ème puissance économique du monde, est organisée autour des principes de la démocratie, de la reconnaissance des droits humains. Néanmoins, la société française est depuis quelques années traversée – comme la plupart des sociétés des pays industrialisés – par de nombreuses interrogations, de doutes et de peurs par rapport à son avenir. La dixième étude « Fractures françaises »[2], réalisée en 2023, par Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), rend compte d’une partie des peurs qui s’expriment actuellement en France.

  • Pour 82% des français, le pays est en déclin et 34% d’entre eux pensent que ce déclin est irréversible (leur nombre progresse fortement :14 points depuis 2017).
  • Ayant à choisir « les deux enjeux qui vous préoccupent le plus à titre personnel », il ressort que la préoccupation principale des français est le pouvoir d’achat[3] qui supplante toutes les autres (46 %) et traverse tous les électorats, viennent ensuite la protection de l’environnement (30%), l’avenir du système social (24%), l’immigration (24%), la délinquance (19%), la montée des inégalités sociales (12%), la guerre en Ukraine (10%), la dette et le déficits (8%), l’avenir du système scolaire (7%), le chômage (5%).
  • L’anxiété climatique gagne du terrain, y compris à droite. Les électeurs d’Emmanuel Macron et d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV), ainsi qu’un tiers de ceux du parti Les Républicains, citent la protection de l’environnement comme première préoccupation. Par contre, 61 % des Français seulement pensent que le changement climatique est principalement dû à l’activité humaine,les autres estimant notamment que c’est un « phénomène naturel » (16 %) ou que l’on « ne peut pas savoir » (8 %). Un résultat plutôt positif :  69% des Français se disent prêts à « modifier en profondeur leur mode de vie », mais en recul de 13 points par rapport à 2021.
  • Pour 82% des français, il faut à la France un pouvoir autoritaire, à travers « un vrai chef pour remettre de l’ordre ». Plus d’un tiers des Français pensent que d’autres régimes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie.

Comment répondre à ce sentiment de déclin que vivent la grande majorité des français et qui s’expriment par la peur de ne plus pouvoir faire face à la montée des prix (de la nourriture, du logement, de la santé, de l’énergie,..) par la montée de l’anxiété climatique, par de fort doutes sur la démocratie comme régime politique pour organiser « le vivre ensemble ».

Soulignons que par rapport au changement climatique une majorité de français se dit prête à « modifier en profondeur leur mode de vie » même si ce pourcentage a diminué par rapport à 2021. Mais il est aussi important de rappeler que le climat n’est pas le seul évènement qui remet en cause notre mode de vie, d’autres réalités telles que la chute de la biodiversité, l’artificialisation des sols, la limite des ressources minières disponibles, nous montrent que le mode de développement économique capitaliste, mis en œuvre par les pays industrialisés occidentaux – et donc notre mode de vie – ne peut pas se généraliser à l’ensemble du monde.

Pour modifier en profondeur notre mode de vie et pour sortir des peurs du déclinisme plusieurs processus doivent être doivent être impulsés et organisés. Premièrement il ne suffit pas de vouloir changer, il faut aussi mieux comprendre comment la pensée néo-libérale – qui organise la sphère économique et qui est aussi très active dans les domaines du politique, de la culture, des plateformes numériques – a pour objectif de diffuser et d’imposer une manière d’être au monde bien spécifique : un individualisme ego centré et consumériste. Pour percevoir les murs de ce type d’enfermement, il faut avoir bien sûr avoir envie de changer et savoir que d’autres manières d’être au monde, d’autres philosophies politiques sont possibles. C’est notamment la vocation des partis politiques.

Mais, plus encore, pour modifier en profondeur notre mode de vie, pour sortir de nos enfermements économique, culturel, politique, pour sortir de nos peurs il nous faut réanimer le désir de vivre. Selon les sociétés, ce désir de vivre va se manifester de manières différentes, le combat de Nages Mohammadi en Iran en est un exemple fort, dans un contexte politique bien spécifique. Pour les sociétés industrielles, qui ont peur du déclin des trente glorieuses, qui doivent envisager des changements profonds de mode de vie, retrouver le désir de vivre passe par des réponses aux questionnements « c’est quoi la vie ? »  « c’est quoi vivre ? ». Vaste programme qui passe par l’élaboration de nouveaux récits qui donne sens et désir de vivre ensemble dans nos différentes sociétés et à l’échelle de la Planète Terre. En se rappelant que le désir mobilise la totalité de notre être (corps et esprit), ces nouveaux récits doivent mobiliser notre raison mais également éveiller les capacités de notre corps à se sentir en résonnance avec les différentes manifestations de la vie sur Terre. Aujourd’hui mieux comprendre ce qu’est la vie devient un questionnement pour différents chercheurs tant en biologie, en écologie, en neuro-sciences, en éthologie, en physique qu’en sciences humaines et sociales et leurs apports sont importants pour élaborer les nouveaux récits dont nous avons besoin pour réanimer le désir de vivre ensemble. Les questionnements et les apports de quelques-uns de  ces scientifiques de disciplines très différentes seront explicités dans d’un  prochain article de l’eccap.


[1] Publié dans l’eccap  le 30/09/2023

[2] Cette étude « Fractures françaises » est considérée comme étant un outil de référence en matière d’analyse de l’opinion et de ses évolutions. Cette onzième édition repose sur un échantillon national de 12 044 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, interrogées du 16 au 20 septembre, selon la méthode des quotas.

[3] Il faut noter que les résultats de ce type d’enquête peuvent varier avec la conjoncture économique et politique du moment.