Dialogue sur la laïcité, à propos de Tocqueville et d’ Abdennour Bidar..

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Répondant à l’invitation de Guy Roustang, Marc Durand et Maurice Merchier ont dialogué par écrit à propos des articles de Tocqueville et d’ Abdennour Bidar..

 

MD

Sur Abdennour  Bidar, il me semble que je suis au clair. Pour le texte de Tocqueville, d’une part je suis assez critique mais par ailleurs je me rends compte qu’il faudrait aller beaucoup plus loin.

MM

Par rapport au texte que j’ai proposé de Tocqueville, je n’ai a priori aucune réserve. Et il me semble que les arguments qu’il expose sont très forts et – d’une façon qui sera peu suivie – c’est du point de vue de l’intérêt de la religion qu’il se place, plutôt que de celui de la société ou de l’Etat…. Mais je suis tout disposé à lire vos objections…

J’ai davantage de réserves vis-à-vis du texte d’ Abdennour Bidar. Dans une première lecture, je l’ai trouvé roboratif du fait de la condamnation radicale du fondamentalisme qu’il implique. Et cette qualité persiste à mes yeux. Mais si on se place d’un point de vue plus général, en gommant la question de l’Islamisme, et en se plaçant du  point de vue de n’importe quelle religion, il me pose davantage problème. La position qu’il prend me rappelle tout simplement les analyses de Weber sur l’éthique protestante, c’est-à-dire le fait pour les individus de se construire eux-mêmes leur religion, indépendamment des dogmes ou de  l’intermédiation d’un clergé. Or, l’histoire a montré, et Marcel Gauchet théorisé (“le désenchantement du monde”) que cela débouchait sur la “sortie de la religion”, et surtout sur l’individualisme possessif, c’est-à-dire au bout du compte au capitalisme dans lequel nous pataugeons depuis plusieurs générations. En d’autres termes, peut-on faire de la religion une affaire purement personnelle ? La religion n’est-elle pas par définition une aventure collective ? Peut-on l’émanciper de la notion de communauté ?

Je pense qu’on ne peut pas penser en profondeur la question de la laïcité sans avoir à l’esprit des réponses à ces questions….

 

MD

Je relis le texte de Bidar. Nous sommes bien tous d’accord que sa critique du fondamentalisme religieux est nécessaire. Mais il va plus loin lorsqu’il prône la liberté absolue devant les dogmes et propose ainsi de se faire sa propre religion. Je pense que sous-jacente est l’idée que l’on se fait de ce qu’est une religion avec la question récurrente foi vs religion.
Il me semble qu’une religion est le regroupement d’un certain nombre de fidèles qui sont d’accord sur des fondements et désirent mettre leur foi en acte en relation les uns avec les autres, que ce soit l’action humaine ou l’expression de leur relation à Dieu. La religion a donc obligatoirement une dimension collective, et si elle ne dispense pas d’avoir une pensée et une recherche personnelle, elle exige de la confronter à la pensée des autres. A la limite le mystique pur sort de la religion, ce qui n’abaisse pas sa foi.
Si l’on est d’accord là-dessus, autant les oukases des autorités ne sont pas acceptables, autant la liberté de chacun n’est pas de l’ordre de “c’est mon choix”. Les dogmes (pour parler comme tout le monde, il faudrait encore définir ce qu’est un dogme, il y en a très peu) sont le résultat d’une recherche de nos ancêtres et sont ainsi un substrat sur lequel nous asseyons nos recherches. Nous ne faisons pas table rase de la pensée antérieure et les autorités ont raison de nous rappeler cette pensée. Notre liberté de pensée est totale, y compris pour s’opposer à certaines “vérités”, mais c’est bien dans le fil d’une tradition que nous réfléchissons. Et cette opposition à des vérités, si elle advient, doit être confrontée à la pensée ou l’expérience des autres adeptes de notre religion.
Ce qui est condamnable est l’interdiction de penser, directe ou plus souvent insidieuse, comme dit Bidar il y a tous ceux qui croient être libres alors qu’on a enfermé leur pensée dans un carcan. L’autorité a pour rôle de rappeler le point où en est arrivée la religion et ce qu’elle croit à présent, mais sans fermer la recherche ou la discussion. Il faudrait reprendre la critique de la notion de sacré (J. Ellul a écrit des choses intéressantes là-dessus) : l’homme s’est donné du sacré qui fait des tabous et interdit de penser. Le sacré est au service du pouvoir.
Reste aussi toujours derrière cela la liberté absolue de quitter la religion (ce qui ne signifie pas toujours de renoncer à la foi) lorsque notre recherche nous met en opposition frontale avec le fondement de ce que croient les autres adeptes. On peut ne plus croire à la Résurrection, mais alors on sort du christianisme, ce qui ne signifie pas qu’on perde notre relation de foi avec Dieu. Mais en restant dans le christianisme, on peut débattre avec les autres, étudier les “Pères” pour éclairer ce que signifie le concept de “Résurrection” et arriver à un accord minimal qui permet encore de célébrer ensemble.
Bref je défends comme Bidar la liberté absolue de m’opposer à ce que prône ma religion, mais en étant cohérent et en la quittant, et la liberté absolue de réfléchir en m’appuyant sur toute une tradition et en débattant avec les autres pour éclairer ce que prône la religion, voire le modifier ou le contrer.

 

Le texte de Tocqueville est un plaidoyer pour la laïcité plein de bon sens. Par essence la religion devrait s’adresser à tous les hommes et donc éviter de se faire prendre par tel ou tel parti (politique ou autre). Mais ses considérations sur la religion me laissent perplexe et tout n’est vraiment pas clair pour moi.

La religion serait au cœur de tout homme parce que les hommes ont besoin d’espérer un avenir meilleur. Oui, mais est-ce cela la religion qui nous intéresse? Je parlerais plutôt du sentiment religieux, pas loin de l’illusion bienfaitrice. Devant le drame humain l’homme s’invente un salut dans l’au-delà. Justement les Lumières se sont attaqué à ce type de croyance qu’elles ont taxée d’obscurantiste. La religion ainsi définie, si elle a apaisé les hommes, a permis aussi aux puissants de les dominer car l’avenir radieux étant promis, ce qui se passait sur terre n’avait plus beaucoup d’importance. On comprend les fureurs d’un Voltaire ou d’un Diderot.

Que la religion s’éloigne des pouvoirs en place pour garder son universalité, c’est bien, mais très utilitariste. Il y a bien d’autres motifs de laïcité, entre autres l’illégitimité d’imposer des lois qui sont issues de ce que nous croyons mais qui n’est pas partagé par les autres (j’insiste sur le mot “imposer”). Les lois doivent être fondées sur l’accord général d’une société sur ses valeurs, sa conception de l’homme. Elles sont alors résultat de compromis divers, mais ne peuvent pas l’être d’oukases brandis au nom d’un Dieu qui se trouve dans l’au-delà. On pourrait égrener d’autres motifs.

Du côté de la foi, je suis aussi gêné par le discours de Tocqueville. La foi doit être incarnée, la religion ne nous éloigne pas de ce qui se passe sur terre, elle ne peut pas l’ignorer (“vous êtes le sel de la terre”, pas du ciel!). Donc si la religion doit renoncer au pouvoir, et c’est un grand progrès quand cela se passe, elle doit en même temps se préoccuper de tout ce qui est terrestre. Nous ne connaissons d’ailleurs Dieu qu’à travers l’expérience humaine, par des témoins humains. La pureté de la religion décrite dans le texte est une pureté sans bras. La religion ne doit avoir aucun pouvoir terrestre, mais les hommes, animés par leur foi, doivent totalement s’engager et en ce sens la religion pourrait avoir un grand pouvoir : si tous les hommes s’aimaient comme le Christ le demande, la face de la terre en serait changée, mais ce n’est donc pas du même pouvoir qu’on parle.

Je pense cette question très difficile : nous ne savons pas ce que notre religion personnelle, notre foi intime, dirige dans nos engagements de tous les jours. D’ordinaire nous n’agissons pas au nom de notre foi, mais elle est pourtant bien présente dans toutes nos actions, elle fait partie de nous, tout comme notre réflexion.

Finalement, tout-à-fait d’accord sur la nécessaire séparation de l’Eglise et de l’Etat, sur la laïcité qui ôte tout pouvoir aux Eglises dans la société. Mais en parallèle nécessité d’un engagement total des adeptes des religions dans le monde : ils travaillent à le transformer sans renoncer à leur foi, elle doit être présente à toute leur action.

 

MM

Je constate un très large accord sur le texte de Bidar. Il faut en effet insister que dans tous les cas de figure,  l’apostasie doit être une liberté totale. C’est une condition nécessaire de toute forme de laïcité. Et évidemment de sortir ou non de la foi, qui est une prérogative individuelle (sortant donc du champ de la laïcité, qui – j’y insiste car je constate souvent des approches erronées – est un principe d’organisation collective, une manière de vivre ensemble, et non une posture individuelle.)

Par contre, il y a un point sur lequel le texte de Bidar m’a surpris, mais sur lequel vous allez encore plus loin, et donc sur lequel je suis en désaccord assez radical avec vous, c’est la question du sacré.

L’affirmer comme vous le faites qu’il est « au service du pouvoir » me paraît adopter implicitement une définition très réductrice du sacré. Précision préalable (mais indispensable) : le sacré ne se confond pas avec la religion, il en déborde historiquement, socialement, politiquement…. (et donc lui aussi sort du champ de la laïcité). Le sacré n’interdit pas de penser, car il n’est pas de l’ordre de la pensée, mais de celui du cœur, de la partie émotive du consensus social ; ce sur quoi on se rassemble (et qui – oui  – génère des interdits parce qu’il pose des valeurs dépassant celles de l’individu). Ce n’est pas (toujours) le pouvoir qui fabrique le sacré, mais la société, par son histoire, par ses activités collectives, qui le génère. Le sacré ne vient pas forcément « d’en haut », il peut venir « d’en bas » (il y a beaucoup de sacré dans les traditions ouvrières, comme dans les traditions paysannes…). Bref… il me faudrait des pages pour approfondir. Je dirais simplement qu’on peut concevoir une société sans religion ; mais jamais une société ne « tiendra » sans sacré…

 

Pour Tocqueville… je suis aussi plutôt d’accord. C’est vrai que son approche est utilitariste (et c’est le cas de beaucoup d’autres analyses de Tocqueville). Mais il ne faut pas lui faire dire plus que ce qu’il dit. Il ne parle que de cette « utilité » sociale de la religion, sans chercher à disséquer les ressorts de la foi individuelle, qu’il ne fait qu’effleurer (avec ce refus de la finitude…). Je ne crois pas non plus qu’il préconise qu’elle se détache des objectifs terrestres ; mais qu’elle doit se détacher des objectifs politiques, éphémères….  Et à l’époque des fondamentalismes que nous vivons, il me semble que ce message est essentiel.

 

Les considérations de la fin de votre texte sont très profondes. (et débordent manifestement de la question du commentaire de Tocqueville). Est-ce que la foi oriente l’action du croyant, même à son insu ? Peut-être. Mais je revendique alors la possibilité que d’autres forces que la religion peuvent orienter le non croyant (que je suis !) dans le même sens… Et que de la même façon, ces forces restent – au moins en partie – mystérieuses….

 

MD

 

Sur le sacré je ne m’oppose pas tellement à vous, et je suis d’accord pour dire qu’il n’y a pas de société sans sacré, et que ce n’est pas le pouvoir qui le génère d’habitude. Mais je pense que le pouvoir l’utilise à son service, et j’ai aussi bien peur qu’il (le sacré) interdise souvent de penser. L’intouchable devient l’indiscutable…
Enfin bien d’accord avec vous, si la foi oriente l’action du croyant, le non-croyant lui aussi est “inspiré” par d’autres forces (je ne trouve pas d’autre mot, mais il ne me convient pas vraiment) et croyants et non-croyants peuvent aller dans le même sens, j’en fais l’expérience tous les jours dans mon action. Je me sens en phase avec les incroyants que je côtoie souvent bien mieux qu’avec les croyants!!!