Déverrouiller la conception urbaine (1)

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Richard TRAPITZINE Urbaniste
Auteur de l’ouvrage « Pour un urbanisme humaniste »
Aux Editions l’Harmattan – 2018
L’urbanisme est : :« L’ensemble des sciences, des techniques et des arts relatifs à l’organisation et à l’aménagement des espaces urbains, en vue d’assurer le bien-être de l’homme et d’améliorer les rapports sociaux en préservant l’environnement. »
Cette définition rédigée par la Société Française des Urbanistes(1), attribue à l’urbanisme une vocation humaniste et d’intérêt général.

De nos jours, la mondialisation, les flux migratoires, l’évolution des moyens de communication et de transport ainsi que depuis une vingtaine d’années, le développement du numérique, nous invitent à revisiter nos pratiques de conception urbaine. Il est devenu hasardeux, sinon impossible de dissocier espace urbain et espace rural. Pourquoi ne pas parler plutôt d’espace de vie et non plus de manière réductrice d’espace urbain ?

Organiser l’espace est devenu l’affaire non plus d’une profession tel que l’on pouvait le concevoir à l’origine de l’urbanisme en 1911, mais d’un ensemble de spécialistes de disciplines différentes et complémentaires.

Dans notre Etat de droit, pour accomplir leurs missions, les professionnels de l’urbanisme disposent d’un certain nombre d’outils manipulables au sens physique du terme. Ces outils ont pour caractéristique communes d’être identifiables et matérialisables. Ils sont en lien directs avec le sol, le Foncier, support des activités humaines. Comme : les mobilités, la biodiversité, les richesses naturelles, paysagères et patrimoniales, les risques (notamment climatiques), les fonctionnalités, les dessertes, l’énergie, le logement, les volumes, les densités. En droit, leur caractère matériel et physique facilite leur identification et leur encadrement. En urbanisme, appuyées sur leur matérialité, leurs réglementations sont définies par le législateur et par les services de l’Etat. En pratique elles s’imposent aux administrés sans qu’ils y aient été concrètement associés. Ces derniers découvrent alors leurs effets souvent trop tard, en particulier au stade des enquêtes publiques, lorsque tout a déjà été décidé et validé par les responsables élus sous le contrôle de légalité des services déconcentrés de l’Etat, lors des réunions de personnes publiques associées. 

Pour le public, de telles pratiques sont source de frustrations et d’oppositions, comme récemment à propos de l’aérodrome de Notre Dame des Landes. Les administrés ont besoin d’être pris en considération. Si non, ils finissent par s’isoler dans leur coquille, et par suite, à se désintéresser du bien commun et de l’intérêt général. Cette exclusion des prises de décision, les conduit à bouder les urnes, un peu plus à chaque élection et à affaiblir notre démocratie. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions de voir les citoyens finir par descendre dans la rue comme en mai 1968, ou 50 ans plus tard en novembre 2018, les Gilets Jaunes occuper les rond points et les accès d’autoroute. Pour finalement en juin 2022, voir les analystes se lamenter, en constatant que plus d’un électeur sur deux ne s’est pas allé voter.

Limites des principes de l’Etat de droit
Le droit nuit gravement à l’urbanisme comme l’a démontré le juriste et politologue Jean François TRIBILLON(2).

Les outils juridiques de l’urbanisme permettent en l’état de définir un « contenant » formel en fixant des garde-fous mesurables et quantifiables, donc contrôlables. Mais en aucune façon de maîtriser leur « contenu ». C’est bien cependant sur le contenu des pleins et des vides de leur lieux de vie, que les citoyens peuvent apprécier le bien-fondé des conceptions urbaines, fondatrices de leur cadre de vie. En matière d’urbanisme cette séparation du contenu et du contenant sur l’espace et dans le temps pose problème. Il ne viendrait jamais à l’esprit de passer commande d’une construction à un Architecte, sans lui avoir décrit préalablement sa programmation et sa finalité. C’est pourtant bien ce qui se passe le plus souvent en urbanisme à l’échelle d’un quartier ou d’une commune.

A la différence du contenant, le contenu urbain est difficilement appréhendable en droit car il n’est pas matérialisable, mais plutôt immatériel. Ces facteurs immatériels sont fluctuants, volatiles, vaporeux. Ils ont pour noms : la culture, la santé, l’éducation, la morale, l’enseignement, les croyances religieuses, la laïcité, la spiritualité, l’économie, l’esthétique urbaine, mais aussi les activités sportives, culturelles, associatives, événementielles…  Toutes ces thématiques ont leurs conséquences sur l’organisation de la ville. Ne pas les anticiper, c’est se condamner à y répondre dans l’opportunité, génératrice comme toujours, de désordres et d’anarchies.

Leur croisement systémique et leur synthèse sont du ressort du politique et par suite de la gouvernance par ces mêmes politiques.

Contenu et contenant deux facteurs indissociables dans la conception urbaine
Ce sont les facteurs de contenu qui devraient guider l’organisation de l’espace et son contenant. Or c’est l’inverse que l’on constate dans la pratique.

Le système décisionnel guidé par une démocratie représentative à dominante libérale est parfaitement verrouillé. Les équipes municipales en place se satisfont la plupart du temps de consultations sélectives et discrétionnaires relayées par les médias. Il suffit d’analyser l’insuccès de la plupart des débats publics pour en être convaincu. Ces méthodes donnent une impression de transparence. En réalité elles ne touchent environ qu’à peine au maximum 5% de la population, les 95% restant sont maintenus dans l’ignorance des données et des diagnostics, donc dans la méconnaissance des problématiques alors réservées aux seuls élus et à leurs conseils. Je connais des associations de professionnels et des comités de quartier cantonnées à l’écart de la préparation des décisions, que l’on ne vient consulter que lorsque les projets sont formalisés et validés par les responsables politiques. C’est ce que l’on pourrait qualifier en langage populaire de « foutage de gueule ».

Les méthodes de fabrication du cadre de vie, nous démontrent par expérience, que les formes urbaines ou les fonctionnalités, ne suffisent pas à elles seules à satisfaire les aspirations des citoyens. De même par exemple que la maîtrise des densités, celle des énergies ou encore le récent objectif de zéro artificialisation nette. Ces thématiques d’ordre quantitatif, ne répondent en réalité qu’à des effets de mode, notamment dans la période récente sous la pression du courant environnementaliste. Boosté par les conventions sur le climat, ces thématiques, loin d’être dénuées de fondement, bien au contraire, demandent dans un objectif de développement durable, que soient traités conjointement les notions qualitatives garantes du bien-être des populations, conformément à la définition de l’urbanisme cités en introduction du présent article. Seule une gouvernance territoriale par le politique dans le cadre institutionnel peut être en mesure de les piloter.

Vers une nouvelle gouvernance territoriale indissociable du projet de vie
C’est donc bien à chacune des échelles territoriales de décision, de la Commune à la Métropole, en passant par les territoires de bassin de vie et au-delà au niveau régional que devront être traités conjointement contenu et contenant de l’urbanisme, c’est-à-dire à la fois les notions qualitatives et quantitatives du cadre de vie, avec leur caractère matériel et immatériel.

Certaines de ces notions sont aujourd’hui tabous en urbanisme, comme la religion, la spiritualité, la laïcité. Elles sont absentes des conceptions urbaines et pourtant elles sont fondamentales si l’on souhaite développer de la compréhension mutuelle et rechercher à « mieux vivre ensemble ». Il faudra pour cela accepter de s’enrichir de nos différences dans un esprit œcuménique d’ouverture et de tolérance, dont la laïcité pourrait devenir le liant. A la condition toutefois qu’une majorité de responsables politiques et de représentants de cultes en prennent conscience, pour ensuite convaincre à leur tour l’opinion, et cela dès l’école. 

Au lendemain des attentats de Charly Hebdo et du Bataclan de nombreuses personnalités se sont émus de la rupture de dialogue entre le monde politique et la société. Rupture confirmée par le mouvement des gilets jaunes en 2018. Dès 2016 le Professeur Philippe MEIRIEU(3) nous invitait à revoir notre politique éducative par toujours plus de pédagogie. Le Sociologue et Urbaniste Richard SENNETT(4) en 2019 et tout récemment encore le Géographe Guy BURGEL(5), à réintroduire du lien entre habitants et usagers de la ville, mais aussi entre ces derniers et leur représentants élus.

Dans les villes, les villages, les quartiers, il nous faudra créer sur le web, des lieux ouverts d’échange et de dialogue. Dans les lieux de vie, implanter des Maisons du Projet ou des Maisons citoyennes. Cela existe déjà en Belgique et au Canada. En France, ces initiatives commencent à faire école, par exemple près de Mulhouse à Kingersheim. Le vivre ensemble, comme la laïcité, ne s’impose pas, il doit pouvoir se choisir librement en toute conscience. Bien sûr dans le contexte politique actuel, sur le court et moyen terme, cela peut paraître utopique, mais sur le long terme, tout reste encore possible. Il suffit de le vouloir, et Inlassablement faire preuve de beaucoup de pédagogie et d’ouverture d’esprit.

La difficulté pour les professionnels de l’urbanisme comme pour les élus et les milieux associatifs, est de savoir comment prendre en considération à la fois ces notions matérielles et immatérielles tenant compte des aspirations des populations. Et cela dès l’amont dans l’organisation de nos territoires, sans perdre de vue en permanence, la préservation du bien commun et de l’intérêt général.

Nous proposerons pour y parvenir, de revisiter nos pratiques d’urbanisme et de gouvernance territoriale. A cet effet de placer le contenant urbain au service de son contenu, en développant la participation et la co-élaboration citoyenne, avec pour objectif de favoriser du lien social au sein même de nos lieux de vie. 

Prochain article :
Pour de nouvelles pratique d’urbanisme et de gouvernance territoriale
Richard TRAPITZINE est Ingénieur Géomètre de formation initiale. A la fin des années 1950 il suit les cours de l’Institut d’Urbanisme de la Ville de Paris Rue Michelet. Après avoir créé en 1963 à Saint Raphaël un cabinet de Géomètre Expert, au bout de douze ans d’exercice de cette profession, au caractère trop privatiste à son goût, il parfait sa formation d’Urbaniste à la Faculté de Droit, puis à l’IUAR d’Aix en Provence, où il soutien en 1981 une thèse de Doctorat sur les pratiques d’aménagement en milieu péri-urbain. Il quitte alors la profession de Géomètre, crée un bureau d’études pluridisciplinaire d’aménagement implanté à Saint Raphaël, Toulon et Aix en Provence. Il ne se consacre dès lors qu’à des missions d’urbanisme et d’aménagement urbain, principalement dans les départements de la façade méditerranéenne. Il est l’auteur de nombreux articles, dont certains ont inspiré des textes législatifs.
Au terme de sa vie professionnelle en 2018, il publie aux éditions l’Harmattan « Pour un urbanisme humaniste », ouvrage dans lequel il plaide pour une réforme des pratiques de conception urbaine plus ouvertes sur l’homme et la société.

1. Société Française de Urbanistes – La SFU est une association loi 1901, plus ancienne association d’urbanistes. Elle fut créée 10 ans plus tard en 1911, dans le cadre du musée social de la rue Lascase dans le 7ème arrondissement. Elle regroupe des urbanistes d’origines diverses publiques ou privées.
2. Jean François TRIBILLON – Le droit nuit gravement à l’urbanisme, Editions de La Villette – Paris 2017
3. Philippe MEIRIEU Professeur – Chercheur en pédagogie « Eduquer après les attentats » ESF éditeur août 2016.

4. Richard SENNETT Professeur à la London School of Economics « Bâtir et Hâbiter, pour une éthique de la ville » Editions Albin Michel – 2019.
5. Guy BURGEL Professeur de Géographie Urbaine à l’Université de Paris Nanterre « Sauver la planète ville » aux éditions Archicity mai 2022.