Développer l’activité citoyenne en réduisant le temps de travail

Travail
 Le temps de travail et le temps d’activité hors travail sont de plus en plus mal distribués dans les sociétés contemporaines en proie à la dérive financière du capitalisme et à la dépréciation de l’idéal démocratique. D’un côté, un chômage de plus en plus étendu va de pair avec l’intensification des tensions physiques et psychiques des actifs, salariés ou auto-entrepreneurs. De l’autre, le pouvoir  de décision politique est monopolisé de manière croissante par une caste de « professionnels », qui empêche le développement de l’activité politique de tous les citoyens. 
 
En dépit de gains de productivité qui devraient affranchir de plus en plus les individus du devoir de passer leur temps à travailler, pour qu’ils puissent s’engager plus librement dans des activités domestiques, culturelles, écologiques et citoyennes, la situation est bloquée par nos élites qui n’ont de cesse de nous engager dans une course sans fin vers toujours plus de compétitivité. Au plan économique, le temps de travail nécessaire pour bien vivre dans les pays riches n’a pas cessé de baisser, et le principal problème social est celui du partage de ce temps entre toutes les mains. Par ailleurs les niveaux d’éducation et les capacités individuelles de réflexion pour la prise de décision n’ont jamais été aussi élevés, et il est naturel de penser que nos démocraties, en ne réservant plus la « citoyenneté active » à une petite minorité de représentants spécialisés, pourraient offrir à la grande majorité des actifs dans la sphère marchande la possibilité de consacrer du temps à des activités politiques et de services publics. Puisque l’égalité des chances d’accès aux fonctions politiques et aux services publics dépendent largement de la disponibilité en temps des citoyens, l’actuelle distribution sociale du temps est ainsi un obstacle majeur à la démocratisation des sociétés contemporaines. 
 
Il y a bien eu en France une réforme progressiste visant à partager le travail, moyennant une réduction significative du temps de travail salarié. Mais celle-ci n’a pas cessé d’être attaquée et édulcorée. Elle est sans doute victime du fait qu’elle ne s’est pas inscrite dans une perspective de réforme de la vie politique ; elle ne visait pas le développement de la démocratie participative, mais seulement à dégager des postes de travail et à améliorer les conditions de la vie domestique. En effet, cette réduction du temps de travail est critiquée, au motif qu’elle ne peut que s’accompagner d’une réduction sensible des revenus des agents économiques. Or en prenant en compte l’articulation centrale entre les sphères économique et politique que représente la fiscalité, il apparaît que doter explicitement la RTT d’une visée politique peut réduire à néant cette critique. Elle peut en effet avoir pour contrepartie des allégements fiscaux allant de pair avec des baisses des dépenses publiques, à compenser par le développement des activités politiques et de service public des citoyens. L’impôt en argent auparavant gagné par un surcroît de travail serait ainsi pour partie remplacé par un transfert de temps de travail en temps d’activités citoyennes. Substituer partiellement à l’impôt en argent la participation citoyenne pourrait se faire progressivement sur la base du volontariat et d’abord à l’échelle locale. 
 
Le problème politique majeur que cela pose est celui de la définition des équivalences entre les impôts payés en argent par chacun, et l’impôt en temps d’activité publique citoyenne requis de chacun dans ce qui serait un régime de démocratie participative. Les activités citoyennes devraient en effet être valorisées sur la base du principe démocratique qui veut qu’une heure d’activité ait la même valeur quelle que soit celle-ci et quel que soit le statut socio-économique de la personne activée. Or, c’est là un principe de valorisation qui ne fait pas bon ménage avec celui qui règne dans la sphère marchande. Cela dit, les émissions actuelles de “monnaies sociales locales” indiquent la solution pour résoudre ce problème. 
 
Ces dispositifs monétaires conduisent à envisager une valorisation de l’activité citoyenne grâce à la création d’une monnaie spécifique qui permettrait d’une part de mesurer et donc de reconnaître cette activité comme « richesse » sociale, d’autre part d’assurer sa cohabitation avec la monnaie « banque centrale » au sein d’un système monétaire unifié par une unité de compte commune. On peut ainsi imaginer une valorisation de l’impôt-temps via une “monnaie-temps” qui reconnaîtrait et afficherait, sur la base des valeurs propres au principe démocratique, la valeur-richesse de l’activité citoyenne dans la même unité de compte que celle utilisée pour les échanges marchands.
 
Parmi les dispositifs de monnaies alternatives, les monnaies réciprocitaires des banques de temps montrent clairement que la finalité d’une monnaie peut être d’inscrire dans la durée des relations sociales démocratiques et respectueuses des biens communs. Ces monnaies sont des monnaies de crédit mutuel en temps, gérées par des “banques” administrant des échanges de services entre personnes sur la base d’un système de valeur propre, l’heure d’activité (en ce cas domestique) y étant l’unité de compte, et les échanges se faisant sur la base de “Une heure = Une heure”, quels que soient l’activité et le statut des personnes. 
 
Dans la mesure où ces monnaies promeuvent un système de valeur conforme au principe démocratique (un humain = un humain et donc une heure d’activité de tout humain = une heure d’activité de tout autre humain), les monnaies-temps font a priori le plus sens pour envisager la comptabilisation-valorisation sociale de l’activité citoyenne. Certes, puisque les banques de temps sont des dispositifs entièrement autonomes (leurs monnaies sont inconvertibles) et le plus souvent limités à des communautés locales de petite taille, elles ne sauraient fournir directement de modèle pour une monnaie-temps fiscale. Celle-ci doit en effet être tarifée en monnaie nationale pour pouvoir servir en permanence à la conversion d’impôts en argent (portant sur les revenus marchands) en impôts-temps (déterminés sur la base d’un système de valeur démocratique régissant l’activité politico-administrative des citoyens). 
 
Il faut alors envisager une hybridation spécifique du modèle des banques de temps avec celui des monnaies locales complémentaires qui sont des monnaies marchandes mais non capitalistes. Ces dernières sont en général commensurables, voire plus ou moins convertibles avec les monnaies officielles, mais elles s’en distinguent fondamentalement par leur “marquage” sectoriel ou territorial (elles ne servent que pour des échanges marchands sectorisés et/ou localisés) et par l’impossibilité de les utiliser comme réserve de valeur (elles s’usent et meurent comme les marchandises dont elles sont la contrepartie). 
 
Un dispositif de monnaie-temps publique adossé à l’impôt-temps pourrait alors être le suivant : pour valoriser le temps dépensé en activité citoyenne, la puissance publique émettrait une monnaie-temps dotée d’un pouvoir libératoire de l’impôt et la distribuerait aux citoyens actifs de façon uniforme – une heure d’activité citoyenne = une unité de monnaie-temps – en contrepartie de leurs heures d’activité politique. En d’autres termes, chaque citoyen pourrait disposer de monnaie-temps publique pour payer une fraction déterminée de ses impôts en réduisant son activité dans la sphère marchande. Enfin, la conversion des impôts en argent en heures d’activité citoyenne s’appuierait sur la fixation d’un “tarif” de l’unité de monnaie-temps fiscale dans l’unité de compte nationale, tarif correspondant au ratio du volume d’impôt en argent à convertir en impôt-temps rapporté au nombre d’heures-personnes qui serait requis au titre de ce dernier, ratio qui pourrait être de l’ordre du salaire horaire moyen dans la sphère marchande.
 
Plusieurs caractéristiques de ce dispositif institutionnel en feraient alors un puissant vecteur de démocratisation.
 
L’impôt en monnaie-temps aurait d’abord des effets redistributifs d’autant plus forts que la dispersion des revenus marchands est élevée. Avec un tarif fixé au salaire moyen, le prélèvement serait plus fort et progressif sur les revenus supérieurs à la moyenne et plus faible sur les revenus inférieurs. 
 
Comme ces derniers seraient ainsi dès le départ augmentés d’un surplus en monnaie-temps fiscale, la question se pose du comment leurs détenteurs pourraient utiliser ce surplus. La réponse à cette question est à chercher dans le fait que les “riches” préféreront payer leur impôt-temps en monnaie-temps publique sans “perdre leur temps” à pratiquer des activités citoyennes; ils seront ainsi demandeurs de monnaie-temps et chercheront donc, si possible, à racheter au tarif fixé celle dont disposent les “pauvres”, entérinant ainsi l’effet redistributif dans la sphère marchande du dispositif ; les “pauvres”, grâce à leur activité citoyenne et le change de leur monnaie-temps en monnaie marchande, accéderaient ainsi à plus de biens et services marchands. Cet effet serait évidemment conditionné par de possibles limites mises à la conversion de la monnaie-temps fiscale en argent, et par l’obligation de payer un minimum d’impôt en temps réel d’activité. 
 
Si par ailleurs on envisage, outre ce minimum obligatoire d’activité citoyenne requis de tous, un surplus de mobilisation citoyenne volontaire sur la base d’un droit des citoyens de payer leur impôt en activité, un second effet possible du dispositif apparaitrait. Contrairement aux “riches”, vue la faible valorisation économique à leurs yeux de ces activités, les plus démunis au plan économique seraient en effet incités à utiliser un tel droit puisque participer aux activités citoyennes serait par surcroît pour eux un moyen d’améliorer leur condition économique. Dans ces conditions, la démocratie participative fonctionnerait comme contretendance à la colonisation de l’ordre politique par le pouvoir économique; elle y réduirait son influence. 
 

Par Bruno Théret

qui est directeur de recherche émérite au CNRS, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales, Université Paris Dauphine.