Des grands mystiques condamnés par l’Eglise ont quelque chose à dire aux alternatifs d’aujourd’hui !

ReligionSpiritualité
Les courants alternatifs sont à la recherche d’un corps de valeurs, d’une anthropologie, voire d’une spiritualité. Ceux qui s’intéressent à « la dimension spirituelle des fondamentaux du changement de cap » semblent débattre et développer des pratiques autour de quelques grands axes…

–       Le travail sur soi dans la double dimension psychologique et corporelle, la lutte contre l’instinct d’appropriation, contre l’hubris.
–       Une anthropologie ternaire (corps/âme/esprit) qui postule l’expérience d’un moi-profond dont toutes les traditions spirituelles tentent de rendre compte.
–       L’affirmation de l’individu comme personne libre, créatrice, enracinée dans des liens au sein de communautés multiples.
–       Une vision de la solidarité basée sur le sentiment d’une commune appartenance, d’une commune interdépendance et d’une vulnérabilité partagée, d’une fraternité. 
–       La spiritualité conçue comme un chemin initiatique vers une perception plus intime, plus intérieure de l’être et en même temps plus cosmique. Spiritualité qui ouvre sur l’éthique du don, du partage, de la réciprocité.

Pour les plus ouverts à la dimension mystique, on peut ajouter une vision divino-humaine :

–        L’homme va vers le divin (ou le divino-humain) comme la goutte d’eau se jette dans le ruisseau et achève sa course dans la mer 

 
Au regard de cette série de thèmes, il faut constater que le christianisme a des difficultés à trouver sa place dans les milieux alternatifs. Si beaucoup d’entre nous (les plus anciens sans doute) avons été marqués par la culture chrétienne, nous devons faire face à un rejet légitime des positions rigoristes défendues par l’Eglise au cours de son histoire, notamment au XIXe siècle, lors de la « reconquête catholique[i] ». Toutes les réflexions autour du thème démocratie et spiritualité, alternative sociale et spiritualité sont piégées par un double mouvement paradoxal : un enracinement souvent évangélique (conscient ou inconscient) de nos références d’alternatifs et un refus du christianisme en raison d’une lecture négative de l’histoire chrétienne. 

Face à ce constat, il n’est sans doute pas nécessaire de chercher à réhabiliter une chrétienté qui n’en peut plus[ii]. Cependant l’héritage du christianisme est multiple. L’Eglise au cours de son histoire mouvementée a condamné ou marginalisé un grand nombre de mystiques qui représentaient la fine pointe de la spiritualité chrétienne. Un retour sur ces courants mystiques qui ont subi les foudres de l’Inquisition pourrait permettre d’éclairer les questions sociales et spirituelles contemporaines. Il faut cesser de ne s’intéresser qu’à l’histoire produite par l’Institution et faire un travail d’archéologie[iii] des courants spirituels que l’histoire a balayés de façon trop rapide.

Nous allons présenter rapidement trois courants spirituels qui ont été l’objet de condamnations et qui reviennent aujourd’hui au-devant de la scène.

Cassien et la liberté spirituelle
Cassien (360-435) passe de nombreuses années en Egypte avec les Pères du désert[iv]. Il arrive à Marseille en 414 et diffuse dans ses conférences l’enseignement des géants du désert[v]. L’essentiel de cet enseignement est basé sur un itinéraire intérieur dont il décrit minutieusement les étapes jusqu’à l’émergence d’un cœur pur réceptacle de l’Esprit. Il décrit avec minutie les combats spirituels contre ce que l’on appellerait dans un langage moderne la frénésie de posséder, l’ivresse de la colère, l’imaginaire mégalomaniaque et leurs lots de tristesse et de dépression.  La science du voyage intérieur qu’il présente est basée sur une liberté spirituelle qui laisse une grande place à l’initiative, mais fait de la vie fraternelle un élément central. A la fin de sa vie et durant les décennies qui suivent sa mort, son enseignement est en butte aux disciples de St Augustin. L’opposition se structure autour de la liberté intérieure que revendique Cassien.  L’enseignement de Cassien est condamné par le Concile d’Orange en 529. Aucun moine, aucun enfant, ne portera en Occident le nom de Cassien[vi]. La doctrine augustinienne de la grâce et de la prédestination l’emportera sur celle de la liberté. Les Bénédictins conserveront cependant une prédilection pour l’enseignement de Cassien. Son œuvre circule durant des siècles « sous le manteau », avec des grandes précautions et des mises en garde[vii]. Aujourd’hui Cassien revient à la mode. De nombreux moines catholiques passés par l’Orient, par le bouddhisme et le zen, redécouvrent Cassien[viii]. Son sens de la liberté et son anthropologie qui n’évacue pas le désir, l’ardeur comme élément essentiel du composé humain, touchent souvent ceux qui lisent son œuvre fort accessible. Il montre à ceux qui le suivent, le chemin de la « prière de feu » où l’homme fait l’expérience du divin et de l’amour cosmique. 

Les béguines et les mystiques rhéno-flamands, la mystique du lâcher-prise et de la pauvreté.
Le nom de Maître Eckhart (1260-1326) est bien connu, celui de Ruusbreoc (1293-1381) l’est beaucoup moins. Les œuvres de ces maîtres spirituels et de nombreux autres de la même école ne sont compréhensibles qui si l’on considère qu’ils défendent et théorisent un mouvement mystique qui les subjugue et les dépasse, celui des Béguines[ix]. Le mouvement béguinal[x] est né au XIIe siècle dans l’actuelle Belgique de langue flamande puis se diffuse rapidement dans presque toute l’Europe. Mouvement polycentrique. Il n’y a pas de fondatrice, pas d’organisation centralisée, mais une accumulation d’initiatives qui vont dans la même direction. 

Au début, ces femmes ni épouses, ni moniales, restaient dans leur maison et se retrouvaient dans la journée pour prier, travailler et secourir les pauvres. Rapidement elles se regroupent dans des « béguinages » ensemble de maisonnettes toutes construites sur le même type et formant un quartier, une paroisse. Elles assument chacune leur existence en travaillant souvent hors du béguinage. Elles sont habillées comme les pauvres en blanc, en noir ou en brun. Elles font souvent la quête et donnent l’argent aux pauvres, elles les soignent dans les petits hôpitaux de quartier où à l’infirmerie du béguinage. Elles développent une spiritualité affective exaltant un amour de Dieu qui n’est pas qu’affectif, mais irruption de la Vie au plus profond de l’être. Leur secret est dans notre langage moderne un immense « lâcher-prise » qui leur fait admirer le pauvre et le servir, qui leur fait tout abandonner pour faire l’expérience de Dieu. Elles prêchent dans les rues, commentent les Ecritures, écrivent en langue vernaculaire une poésie spirituelle courtoise d’une grande beauté[xi]. Leur nombre est rapidement immense. L’Eglise n’aura de cesse de vouloir leur donner une règle commune, de leur faire intégrer un ordre religieux reconnu, de les cloîtrer, de les faire disparaître. Elles subissent de nombreuses condamnations papales, un certain nombre sont mise au bûcher dont Marguerite Porete[xii], en place de grève à Paris le 1er juin 1310, sous les yeux du jeune étudiant Eckhart. Eckhart et Ruusbroec élaborent une théologie mystique que l’Eglise condamnera officiellement et définitivement pour Eckhart et qui sera l’objet de constants soupçons pour Ruusbroec et ses disciples[xiii]. Jusqu’au XVIIe siècle l’Occident chrétien est attiré par cette spiritualité qui circule dans certains ordres et dans le public. Mais par vagues successives l’Eglise condamne, disperse, interdit. Le mouvement s’essouffle et disparaît à la fin du XVIIe siècle. Depuis de nombreuses années, les travaux universitaires sur la mystique rhéno-flamande sont très importants[xiv].

Les quiétistes et la mystique de l’abandon et de la charité
La première moitié du XVIIe siècle est caractérisée par un mouvement spirituel qu’Henri Bremond qualifie d’« invasion mystique ». Certains ordres religieux comme les Chartreux, les Bénédictins, les Capucins, le Tiers Ordre franciscain et des laïcs dans de nombreux salons, développent une forte spiritualité personnelle, dernier assaut de la mystique rhéno-flamande.  Les ordres mendiants et les laïcs s’engagent dans des actions de charité extrêmes et insolites[xv].  Mystique et charité vont de pair. Le soin du pauvre à domicile, le soin dans la maison hospitalière du quartier, la quête font partie du quotidien de ces « dévots ». 

L’exemple type de ce mouvement est l’ermitage de Caen fondé par Jean de Bernières (1602-1659)[xvi]. Trésorier de France, Bernières ne supporte pas sa condition de noble, il veut « sortir de sa superbe », de sa « condition ». Il consacre sa vie à aider les pauvres. Après la révolte des Nus Pieds en Normandie (1639), il ne demande rien au Roi, il organise localement l’aide aux pauvres. Travail en réseau, récolte de fonds, créations de petits établissements et services. 

Bernières ouvre en 1649 l’ermitage. Il y reçoit des amis auxquels, il apprend à prier et à vivre les états les plus hauts de la vie spirituelle, mais la condition nécessaire est de prendre soin des pauvres concrètement dans les quartiers de la ville et à l’Hotel-Dieu. Il enseigne l’abandon et la quiétude, le détachement et l’expérience intime au plus profond du cœur[xvii], du divin, de Dieu. Celui qui se détache admire le pauvre. « Les pauvres sont nos maîtres » écrit Bernières. Il se sait intérieurement vulnérable et partage avec le pauvre sa vulnérabilité. Il meurt en 1659, ses disciples partent en grand nombre en Nouvelle-France. 

En 1656 le roi édicte à Paris le grand renferment des pauvres décrit par Michel Foucault[xviii]

Trente années après la mort de Bernières, sous la pression de Bossuet, ses écrits sont mis à l’Index à Rome. Le livre rédigé à partir de ses notes et de sa correspondance, Chrétien intérieur[xix], imprimé à 30 000 exemplaires, disparaît, il circule en milieu protestant. En 1689 Rome condamne avec Bernières une série de grandes figures spirituelles de cette époque dont les noms mêmes ont disparu, avec comme accusation : tendance quiétiste, c’est-à-dire, laxisme spirituel. 

Pour les historiens de la pauvreté, c’est la fin de la charité compassionnelle et de la prise en charge en proximité du pauvre. Le pauvre progressivement n’appartient plus à la communauté, il appartient à l’Etat. Long mouvement de l’histoire qui dure tout le XVIIIe[xx]. Celui qui a du bien n’est plus l’obligé du pauvre, il est soumis à l’impôt, mais n’a aucune obligation de croiser le pauvre, de prendre soin de lui au nom de sa propre vulnérabilité.

Quelques années après la condamnation des premiers quiétistes, l’Eglise condamne Madame Guyon (1648-1717) et Fénelon (1651-1715). Mêmes accusations de quiétisme, de laxisme et de mysticisme incontrôlé.

A partir de la fin du XVIIe marquée par Bossuet et le janséniste Pierre Nicole, la spiritualité mystique est fortement rejetée par l’Eglise. Il faut alors cultiver « la commune vertu », le devoir d’état, suivre les prescriptions données par une Eglise rigoriste. La liberté créatrice et spirituelle s’efface, la vertu devient le leitmotiv de l’enseignement de l’Eglise. Les spirituels sont condamnés, les pauvres appartiennent à l’Etat, le bourgeois ne partage pas une commune interdépendance avec le vulnérable, la proximité disparaît, l’histoire moderne est entamée.

Ce détour par les mystiques condamnés peut nous inciter à être attentifs à combien d’autres, qui, non condamnés, furent aussi des « prophètes » : François d’Assise, Vincent de Paul[xxi]

  1. [i] Stratégie de l’Eglise catholique pour reconquérir une audience après la révolution française, les révolutions de 1830, 1848 et la commune.
  2. [ii] On retrouve ce paradoxe dans les ouvrages de Dominique Collin, o.p., Cf. notamment : Le christianisme n’existe pas encore ; Salvator, 2019. Cf. aussi le livre d’Alexandre Men, Le christianisme ne fait que commencer, Cerf, 2004. Nicolas Berdiaev dans les années trente avait déjà évoqué le thème de la fin de la chrétienté, d’une nouvelle époque et d’une nouvelle spiritualité.
  3. [iii] Cf. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, première parution 1969.
  4. [iv] Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu, collection Sagesse, Seuil, 2000.
  5. [v] Les éditions Albin Michel ont publié en poche, dans la collection spiritualités vivantes, sous le titre Les collations, les meilleurs passages des Conférences de Cassien.[
  6. vi] Cassien est l’objet d’une vénération dans le diocèse de Marseille, mais pas dans l’Eglise catholique de façon générale. Il est considéré comme un saint dans l’Eglise orthodoxe.
  7. [vii] Cf. Le chanoine Léon Cristiani, Cassien, deux volumes, éditions de Fontenelle, 1945.
  8. [viii] John Maine et la communauté mondiale des méditants chrétiens. http://www.wccm.fr/wp-content/uploads/2016/03/vogue.pdf
  9. [ix] L’origine du mot Béguine est encore l’objet de recherches, de multiples explications ont été proposées. Il pourrait venir d’un vieux mot flamand beginen qui a deux sens : mendier et prier.
  10. [x] Les références sur les Béguines sont immenses, le petit ouvrage de Silvana Panciera, Les béguines, Namur, Fidélité, 2009, redonne l’essentiel d’une thèse de sociologie soutenue à l’EPHESS en 1995.
  11. [xi] Les textes les plus connus sont ceux de Hadewich d’Anvers, Cf. Ecrits des Béguines mystiques, Sagesse, Seuil.
  12. [xii] Marguerite Porete est auteur du livre Le miroir des âmes anéanties, Albin Michel. Elle y témoigne de l’expérience de Dieu dans le détachement total. Elle sera condamnée pour ne pas privilégier les œuvres et la vertu.
  13. [xiii] Harphius (XVe), disciple et chantre de Ruusbroec sera condamné par l’Inquition.
  14. [xiv] Les références sur les Rhéno-Flamands sont immenses, Cf. Sous la direction de Marie-Anne Vanier, L’Encyclopédie des mystiques rhénans, l’apogée de la théologie mystique en Occident, Cerf.
  15. [xv] Jacques Depauw, Spiritualité et pauvreté à Paris au XVIIe siècle, La boutique de l’histoire, 1999. Reprenant la thèse de Michel Foucault sur le grand renfermement des pauvres en 1656 Jacques Depauw reconstitue le milieu des charitables qui précèdent le grand renfermement, leur lecture, leur piété, leurs actions souvent insolites pour nous « modernes ».
  16. [xvi] Cf. Sous la direction de Dominique Tronc et Jean-Marie Gourvil, Rencontres autour de Jean de Bernières, mystique de l’abandon et de la quiétude, Parole et silence, 2013, 589 p.
  17. [xvii] On a appelé l’ermitage de Caen l’école de l’oraison cordiale.[xviii] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.[xix] Les écrits de Bernières sont aujourd’hui accessibles. Les éditions Honoré Champion préparent l’édition de la correspondance.[xx] Bernard Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France, Gallimard, 1927
  18. [xxi] Monsieur Vincent lutta avec colère contre l’enfermement des pauvres à l’hôpital général. Cette institution sonnait pour lui la fin du christianisme. Voir Michel Foucault, op. cit., p. 72. Cf. Jacques Depauw, op. cit.