N°= 48: De quoi la blockchain est-elle le nom ? 01/04/2021

CapitalismeMonnaie
Les cryptomonnaies, bitcoin en tête,  s’imposent peu à peu dans nos espaces monétaires. La blockchain, technologie numérique à base d’algorithmes, en assure la sécurité ; du moins l’affirme-t-on. Cela s’accompagne d’un discours à consonance libertaire rappelant celui de la Silicon Valley aux débuts de  l’informatique de masse. Un gourou plus ou moins mythique a inventé le bitcoin ([1]). Quelques geeks illuminés bricolent des ordinateurs dans leurs hangars ou leurs garages pour « miner » la nouvelle monnaie.  L’absence totale d’intermédiaires est invoquée comme un pied de nez aux institutions, et à la classe des gouvernants. La mise à l’écart des banques lui confère une apparence anti-capitaliste, et la circulation sans entraves à travers les frontières est une façon pour tous les gars du monde de se donner numériquement la main. Le défi au système est tel que les partisans des cryptomonnaies n’hésitent pas à les invoquer en tant que valeurs refuges, de nature à supplanter l’or, contre les incertitudes des grandes monnaies internationales. 

Une telle présentation occulte la réalité de ces innovations. D’abord, elle est plus que discrète sur les conditions aberrantes, du point de vue dépense d’énergie et dommages environnementaux (émission considérable de chaleur, nécessitant des dispositifs de refroidissement) de la production de ces pseudo-monnaies. Elles renforcent le pouvoir des GAFA, et des opérateurs internet, puisque c’est bien sur les réseaux existants que se font les transactions. PayPal a intégré le bitcoin comme moyen de paiement international en octobre 2020, et des fonds d’investissement comme Fidelity s’y intéressent. Ce discours valorisant masque aussi les seules vraies motivations des participants : la recherche du gain, avec l’espoir de plus-values exorbitantes, attisé par les considérables fluctuations du cours de ces cryptomonnaies ; et cela dans des conditions parfaitement inégalitaires,  l’essentiel des transactions étant  concentré dans un très petit nombre d’opérateurs.

En fait de contestation du capitalisme, c’est de sa consolidation, ou de sa régénération dont il faudrait parler. Et la réelle défiance envers les institutions, et singulièrement envers les systèmes monétaires et les grandes monnaies mondiales,  n’est pas porteuse d’une utopie révolutionnaire, mais plutôt de ce qu’on pourrait qualifier de populisme monétaire. La défiance envers les élites et envers les institutions est le trait commun de tous les populismes. Or, la monnaie requiert, quasiment par définition, la confiance ; et en même temps la construit. Par les liens horizontaux et verticaux qu’elle opère, elle est un bien public, contribuant à « faire société », ainsi que le rappellent Michel Aglietta et Natacha Valla dans un livre récent ([2]).  L’effacement de la monnaie adossée à des banques centrales en assurant la régulation serait une vraie menace pour l’ordre social.

Il est vrai que ce qui se passe depuis quelques années sur le front des grandes monnaies offre de quoi alimenter cette défiance. La question de la dette pose un redoutable défi à l’ordre monétaire. Début février, près de cent cinquante économistes, dont Thomas Piketty, ont signé un appel à l’annulation des dettes détenues par la banque centrale européenne. Certes, une telle opération est techniquement possible sans que personne ne soit lésé. Par la pratique intense du quantitative easing, depuis plusieurs années, la BCE a massivement racheté sur le marché financier des dettes souveraines, c’est-à-dire des titres émis par les Etats, dont, bien-sûr, l’Etat français, injectant en contrepartie d’énormes liquidités dans l’économie. Les Etats, par leurs banques centrales, étant actionnaires de la BCE, ils sont à la fois débiteurs et créanciers de cette partie de la dette. Il est donc possible de l’annuler. Le problème n’est pas technique ou économique, mais symbolique ; c’est que justement, c’est cette confiance nécessaire du corps social dans les institutions monétaires qui risquerait d’en pâtir. C’est pourquoi une telle mesure relèverait  plutôt de ce populisme monétaire, et serait au fond un encouragement à une transition vers des monnaies « automatiques ».

En fait, on assiste à  la résurgence contemporaine d’une vieille utopie, née au XIXème siècle avec les théories libérales, celle le d’un capitalisme autorégulé, sans Etat. Les nouvelles technologies du numérique lui donnent une nouvelle jeunesse ; Saint Simon rêvait de remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ; les algorithmes vont peut-être permettre d’en faire notre réalité. Aucune société ne peut fonctionner sans un minimum de confiance. L’ordre politique ne parvient plus à l’assurer ; mais la blokchain advient miraculeusement pour instaurer une confiance artificielle ; celle d’une chaîne de blocs d’information reliés les uns aux autres, et dupliqués sur un très grand nombre d’ordinateurs, avec des cryptages tels qu’il n’est pas possible d’en modifier le moindre élément sans bloquer l’ensemble. Cette technique pourrait fonctionner dans un grand nombre de domaines de droit privé, ou commercial, ou public. On met déjà en œuvre des « smart contracts », c’est-à-dire des contrats s’accomplissant de façon automatique et irrévocable. Bref, cela peut fortement contribuer à l’instauration d’une société évacuant l’homme en tant que responsable et maître de notre destin collectif. C’est-à-dire en le transformant purement et simplement en robot.
 

[1] Satoshi Nakamoto, pseudonyme sous lequel se dissimulent plusieurs personnes, en février 2009
[2] Michel Aglietta et Natacha Valla, le futur de la monnaie, Odile Jacob, février 2021