N°= 44 Démocraties menacées 01/02/2021

Démocratie
Souvent, ce sont des petits événements, des hasards parfois, qui font basculer l’histoire. Le 19 brumaire 1799, par exemple, la réussite du coup d’Etat fomenté par Napoléon Bonaparte ne tient qu’à un fil. Les députés sont à Saint-Cloud, où ils ont été déplacés ; ils refusent d’appliquer les volontés du futur Empereur, et veulent le mettre hors la loi. Celui-ci demande aux grenadiers de faire évacuer la salle dans laquelle siège le Conseil des cinq cents. Mais les soldats hésitent : survient alors le « coup de théâtre » (au sens propre !) : Lucien, le frère, pointe son épée sur le cœur de Napoléon : « je jure de percer le sein de cet homme s’il tente de porter atteinte aux libertés des Français ». Alors les grenadiers impressionnés entrent dans la salle, et les députés s’enfuient piteusement par les fenêtres… Le coup d’Etat a réussi.

Le 6 janvier 2021, Donald Trump a également préparé un coup d’Etat. Il avait ses appuis ; le mardi 10 novembre, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo avait affirmé « il y aura une transition en douceur vers une seconde administration Trump ». Des policiers chargés de protéger le Capitole étaient en fait prêts à faciliter l’opération. Il s’appuyait surtout sur des troupes hétéroclites qu’il avait chauffées à blanc par des salves de tweets ; Qanon, communauté d’illuminés shootés à la théorie du complot, des militants néonazis, d’anciens membres du Ku Klux Klan, des Proud Boys, groupe violent antisémite et anti immigrants. Il avait son financement, il avait son plan, et il a essayé de l’appliquer. Il a échoué. Mais il faut avoir conscience qu’il y a eu ce même moment d’incertitude où tout peut basculer, où tout « ne tient qu’à un fil »
.
Le Vice-Président Mike Pence était un de ses fervents partisans, se montrait d’une parfaite docilité, et usait volontiers de la flagornerie : «Vous avez restauré la crédibilité américaine sur la scène mondiale (…) Vous avez libéré l’énergie américaine. Vous avez suscité dans ce pays un optimisme sans précédent. (…) Je suis juste – profondément honoré, en tant que votre vice-président, d’être en mesure d’être ici.» affirmait-il ainsi le 10 décembre. Il suivait le Président dans son refus de reconnaître la défaite. Une «pièce maîtresse » du dispositif, donc. Trump exerçait une forte pression sur lui : «J’espère que notre grand vice-président ne nous décevra pas. C’est un type formidable, mais s’il nous déçoit, je l’aimerai moins.» avait-il lancé en meeting en Géorgie.

Le 6 janvier commence la session plénière du Congrès, c’est la cérémonie du comptage des voix. C’est alors, vers 2 heures de l’après-midi, que la foule déchaînée envahit le Capitole. La séance est interrompue. Un peu comme en France lors du 19 brumaire, des députés s’enfuient, par des tunnels cette fois ; certains se réfugient dans d’autres pièces, ou se couchent sous les travées. C’est le moment critique ; on aurait pu croire que Mike Pence s’enfuirait aussi, et/ou qu’il refuserait de rouvrir la séance. Que se serait-il passé alors ? Il est tout à fait probable que Trump aurait repris le pouvoir, conformément à ses plans fous. Il aurait suffi de pas grand-chose… Mais Mike Pence choisit la constitution plutôt que Trump. «Nous reprenons le vote ce soir, dit-il, les voyous ne gagneront pas.» A 18 heures, le Congrès reprend ses travaux. Le coup d’état a échoué.

Ce qui aurait pu se passer aux Etats-Unis pourrait un jour se passer en France. Les conditions qui ont rendu cela possible là-bas sont également réunies ici, avec peut-être un décalage de quelques années. L’explosion des inégalités, les déchirures sociales, la montée des populismes. Mais surtout le bouleversement de l’information…..

Dans « notre jeunesse », Charles Peguy parle des effets de la modernité ; « Ainsi dans le monde moderne tout est moderne, (…) C’est ainsi que quand il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre. (…) On fait beaucoup de bruit d’un certain modernisme intellectuel qui n’est pas même une hérésie, qui est une sorte de pauvreté intellectuelle moderne, un résidu, une lie, un fond de cuve, un bas de cuvée, un fond de tonneau, un appauvrissement intellectuel moderne à l’usage des modernes des anciennes grandes hérésies… »

Aujourd’hui aussi, « il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre ». Le « modernisme intellectuel », c’est l’internet, ce sont les réseaux par lesquels depuis une dizaine d’année déjà se fabrique une grande part de l’information des individus. Ces réseaux qui rendent possibles les « vérités alternatives », qui rendent possibles l’invention de faits virtuels, et qui donc rendent impossible la démocratie, qui a besoin, au minimum, que les citoyens s’accordent sur les faits. Les dirigeants des GAFAM acquièrent de ce fait un véritable pouvoir politique, car de simples hébergeurs, les réseaux sont devenus éditeurs de contenus. La suppression des comptes de Trump est l’illustration spectaculaire de ce pouvoir exorbitant. Un changement de cap, pour ce qui est de la simple défense de la démocratie, implique une reprise en main publique du contrôle des mécanismes de formation de l’opinion
Pour fonctionner correctement, et même pour seulement exister, la démocratie a besoin que ses acteurs – les représentants du peuple – disposent de la confiance des citoyens ; or la classe politique est elle aussi l’objet d’une énorme crise de confiance. Elle a besoin que ses institutions soient valorisées, voire sacralisées ; or elles sont constamment remises en cause, par la base, mais parfois par les représentants eux-mêmes, et le recours à des « innovations » comme les Conventions ou autres mini-Collectifs tirés au sort renforce implicitement cette dévalorisation.

Nous le savons maintenant ; « la fin de l’histoire » comme on a pu le croire en lisant Francis Fukuyama dans les années 90, n’est pas l’accomplissement de la démocratie, mais la lente dérive vers la « démocrature », ou la « démocratie illibérale »… En invoquant Périclès, nous préparons le sacre d’un Erdogan. Selon les résultats d’un sondage Harris Interactive le président de la République Emmanuel Macron n’obtiendrait que 52 % des suffrages en cas de duel face à la présidente du RN Marine Le Pen (48 %) au second tour de la présidentielle 2022 

Maurice Merchier