Démasquer la violence mimétique : une tâche éducative

Enchanter nos mondes

L’apport possible de la Théorie mimétique issue des écrits de René Girard pour l’auto-analyse de la contagion émotionnelle et des mécanismes de la violence collective

Il est à peine besoin de souligner la gravité permanente du problème de la violence et le caractère préoccupant de son apparente recrudescence au sein même de notre société. Il existe bien entendu différentes sortes de violence : chacun peut être agressé par un inconnu, chez soi ou dans la rue, sans d’autre motif que le vol ou, si l’on est une femme, la prédation sexuelle. Toutefois, les phénomènes qui font de la violence un véritable problème de société, des violences urbaines aux phénomènes de harcèlement, s’inscrivent souvent dans des dynamiques collectives et/ou relationnelles dans lesquelles la responsabilité d’individus ordinaires – potentiellement de tout un chacun – est directement engagée. Il en est ainsi chaque fois qu’entrent en jeu une situation de rivalité, de frustration sociale, un désir de revanche ou de vengeance, le besoin de faire supporter à autrui une situation de souffrance, ou encore le besoin d’ « expulser » par le moyen d’un bouc émissaire la violence latente au sein d’un groupe traversé de multiples frustrations et rivalités. 

Parmi d’autres outils, la théorie mimétique issue des écrits de René Girard (1923-2015) pourrait être mobilisée pour développer et diffuser une intelligence concrète des mécanismes de la violence, particulièrement quand elle se manifeste au sein d’un groupe ou qu’elle est exercée collectivement par un groupe[1]. Précisons d’emblée que l’on ne trouvera rien de directement utile sur ce sujet dans les livres de René Girard. Il était trop pessimiste et « apocalyptique » – persuadé que nos sociétés devront tôt ou tard choisir entre l’auto-destruction violente et une conversion spirituelle radicale – pour s’intéresser aux applications possibles de ses idées dans un but d’éducation et de transformation sociale. Mais rien n’interdit de le faire à sa place, en s’emparant de ses idées. L’un des principaux mérites de la « théorie mimétique » dont il a posé les bases est d’aider à prendre conscience du fait que la violence n’est pas une anomalie, une pathologie accidentelle des relations humaines que l’on pourrait expliquer et combattre en isolant et éradiquant ses causes sociales et psychopathologiques – frustrations causées par les inégalités, déficits de socialisation, perte de sens moral ou actions d’individus particulièrement pervers. L’approche mimétique conduit à un renversement de perspective : elle oblige à reconnaître l’instabilité fondamentale des relations humaines – le fait que nous sommes tous, dans certaines circonstances, à risque de devenir persécuteurs, complices, ou bien-sûr victimes de la violence collective. Elle met en évidence, le fait que notre dépendance psychique à autrui structure en profondeur nos désirs et nos affects. Cet autrui étant toujours susceptible de devenir pour nous un modèle (celui dont nous imitons les désirs), un obstacle (celui qui s’oppose à la réalisation de ces désirs) ou un rival à abattre ou dominer. De là résulte, au sein des groupes humains sans structure répressive ou symbolique forte, un chaos relationnel et émotionnel qui peut à tout moment cristalliser en violence physique, psychologique ou symbolique. En résumé : la violence n’est pas seulement un problème qui existe en dehors de nous et auquel nous sommes parfois injustement confrontés, mais une réalité constitutive de la vie sociale dont nous sommes toujours plus ou moins partie prenante dès lors que nous sommes membres d’un collectif, quel qu’il soit.

On comprend mieux à partir de là comment s’agencent et se complètent les différents moyens ordinairement mis en œuvre par les collectifs de toute nature pour gérer et contrôler leur propre violence. Ces moyens peuvent être vertueux ou franchement pathologiques, relever d’une dynamique mimétique spontanée ou de dispositifs sociaux de contrôle ou d’endiguement. Du côté des pratiques habituellement vertueuses de « métabolisation » des rivalités, on peut citer le sport, le jeu, toutes les activités génératrices de saine émulation et de coopération. Du côté du pathologique, on a soit la polarisation interne de la violence sur un souffre-douleur ou « bouc émissaire » (typiquement, le harcèlement), soit l’externalisation dans la violence entre bandes (tous unis contre…), entre groupes sociaux ou contre les symboles de l’ordre social (y compris la police…), sans oublier la guerre.

Les ressorts fondamentaux de cette mécanique sociale de la violence sont plutôt faciles à comprendre. Acquérir un minimum de culture et d’ « éléments de langage » à ce sujet ne serait déjà pas si mal. On peut en attendre une meilleurs capacité à repérer dans la vie de tous les jours la figure du bouc émissaire derrière celle de l’individu harcelé, le souffre-douleur dont tout groupe a plus ou moins besoin pour se sentir exister pleinement. On peut en attendre aussi, pour les adultes, une conscience plus aiguisée du rôle de la contagion émotionnelle, du ressentiment, des pulsions vengeresses et de la facilité avec laquelle ces sentiments inévitables peuvent être instrumentalisés par des leaders cyniques. Dans une perspective éducative, on peut toutefois être plus ambitieux et réfléchir à des techniques plus actives de conscientisation et de transformation des comportements.

Avant de voir quelles pratiques d’éducation et de transformation sociale pourraient être imaginées dans cette perspective – principalement des mises en situation contrôlées permettant aux participants de s’identifier aux différents « rôles » qu’il sont susceptibles de tenir dans une situation de violence, voici en résumé les principaux messages dont il faudrait faciliter l’assimilation : 

  1. La rivalité est inhérente aux relations humaines, c’est la conséquence de la nature mimétique de nos désirs et de nos émotions – nous avons tendance à désirer ce que possèdent ou désirent les autres, à vouloir « être comme eux », à chercher à les dominer ou à avoir peur qu’ils nous dominent d’une manière ou d’une autre.
  2. La rivalité débouche souvent sur la violence, même si elle peut aussi s’exprimer plus ou moins pacifiquement dans la compétition et l’émulation (économique, sportive, scolaire, etc.)
  3. La violence est toujours potentiellement « transitive » et réciproque. Toute violence subie et ressentie appelle une réponse. Celle-ci peut être une rétorsion directe ou une vengeance différée, mais elle peut aussi consister à reporter la violence sur un tiers étranger au conflit.  
  4. La violence est contagieuse. Le spectacle de la violence nous affecte et nous sommes toujours spontanément tentés de nous identifier à l’un ou l’autre camp (afin d’être unis contre…).
  5. La violence latente au sein d’un groupe tend spontanément vers la polarisation. L’animosité diffuse « coagule » et se porte vers un individu particulier, un souffre-douleur ou « bouc émissaire » : généralement une personne « différente », par son aspect physique, son orientation sexuelle, ses difficultés relationnelles, etc. Décharger sa violence sur un « mouton noir » ou sur un ennemi extérieur permet au groupe de conforter son unité en toute bonne conscience.
  6. La violence a le pouvoir de susciter sa propre « mise en récit ». Pour René Girard, c’est l’essence des mythes d’origine. Tout groupe a besoin d’un récit fédérateur dans lequel la violence légitimée et la « conscience victimaire » (la conviction d’appartenir à un collectif qui a été victime de violence ou menacé de l’être) occupent toujours une grande place.
  7. L’unanimité persécutrice peut facilement s’inverser en compassion unanime à l’égard d’une victime. La contagion émotionnelle joue aussi bien en faveur de l’unanimité compassionnelle que de la violence. On passe d’ailleurs facilement de l’un à l’autre. 
  8. Il est souvent possible, même pour un individu isolé, d’agir concrètement pour désamorcer la violence (manifestation de solidarité à l’égard du souffre-douleur, geste de réconciliation, appel au calme et à la raison…). Il suffit parfois d’un geste ou d’une parole pour enrayer une spirale persécutrice (« que celui qui n’a pas pêché lui jette la première pierre… »). Cela suppose d’être soi-même capable de décrypter la situation et de dominer ses propres passions. 

Tout cela pourrait être largement développé et argumenté en s’appuyant, notamment, sur les avancées récentes de la neuropsychologie – les « neurones miroirs ». Mais aussi en faisant appel à la littérature, roman et théâtre. Les grands auteurs ont souvent décrit les passions humaines dans des termes qu’éclaire très pédagogiquement la théorie mimétique (rivalités, contagion, escalade catastrophique de la violence, aveuglement auto-destructeur…cf les tragiques grecs, les grands romanciers et Shakespeare…). On peut aussi penser au cinéma, et plus largement aux documents audiovisuels (actualités, etc.).

L’approche théorique, toutefois, suffit rarement pour transformer en profondeur les comportements. Pour susciter des prises de conscience et des transformations de comportement plus profondes, c’est vers les techniques de la dynamique de groupe qu’il faudrait se tourner. Il s’agit d’un vaste domaine de recherches et de pratiques d’intervention, largement mobilisé à des fins de management d’entreprise depuis la seconde guerre mondiale. Les techniques développées dans ce cadre – groupes d’observation, jeux de rôles, etc. – pourraient sans difficulté être utilisées à des fins d’auto-analyse des phénomènes mimétiques et de la violence au sein d’un groupe. Il « suffirait » pour cela de former suffisamment d’enseignants et d’animateurs capables de « décrypter » pour les participants les processus à l’ œuvre, à l’aide d’une grille d’analyse inspirée de la théorie mimétique (sans exclure d’autres apports).


[1]    Voir mon livre Violence des dieux, violence de l’homme. René Girard notre contemporain (Seuil 2023)