Demain, retour à la loi de la jungle ? Nature humaine ou condition humaine

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Si le néolibéralisme a autant marqué nos sociétés dans les dernières décennies c’est parce qu’il est loin de se réduire à sa dimension économique et qu’il constitue un véritable projet anthropologique. Formulée par des auteurs comme Hayek et Friedman, inspirés de Mises, cette doctrine est née en réaction à l’émergence de nouveaux mouvements sociaux dans le dernier tiers du XXe siècle. Selon Hayek des mouvements tels que l’écologie ou le féminisme provoquent un excès de démocratie engendrant le désordre. Il reste en cela fidèle à Mises qui s’était déjà prononcé en faveur du fascisme des années auparavant. Le néolibéralisme articule donc le refus d’une démocratie devenue pour lui ingouvernable et le projet de réorganiser entièrement la société autour du principe de concurrence grâce à des autorités publiques acquises au marché.

Sur la base de cette recommandation, le modèle d’entreprise doté d’une gestion rationnelle s’est diffusé, rendant l’idée d’efficience et d’efficacité prisonnière d’une évaluation par le résultat économique et financier. Or, celle-ci est incompatible avec les exigences spécifiques de domaines tels que la santé, l’éducation ou l’assistance sociale, entre autres. Une telle façon de penser entretient par ailleurs l’extractivisme c’est-à-dire l’utilisation des ressources sans se soucier de leur renouvellement. Le néolibéralisme a ainsi engendré le règne d’une loi de la jungle aggravant les inégalités malmenant la nature.

La période actuelle fait apparaître les résultats désastreux de ces choix irresponsables sur le plan social et environnemental. Face à la catastrophe, des collapsologues renversent la logique et nous suggèrent de renouer avec l’entraide qu’ils désignent comme «l’autre loi de la jungle» pour reprendre les termes de deux d’entre eux, Chappelle et Servigne. A l’éloge de la compétition ils substituent celui de la coopération s’inscrivant dans la lignée de Kropotkine pour qui la loi naturelle n’était pas la loi du plus fort mais l’entraide dont il décelait la trace autant dans les espèces animales que dans les petites sociétés humaines sans Etat. Ce pari sur le dialogue et l’empathie comporte deux arguments précieux. D’abord, il a le mérite de nous rappeler que les attitudes instrumentales et stratégiques ne sont pas innées. Ensuite, il met en évidence que, dans la nature, c’est la coopération qui peut être considérée comme une norme commune, la concurrence n’ayant lieu que dans des situations exceptionnelles. Le récit glorifiant l’égoïsme ne trouve donc pas de fondement dans les systèmes vivants qui sont incapables de survivre sans coopération. Cependant, Kropotkine se heurte à un problème élémentaire: il nous fait croire que le système dominant a perverti des êtres foncièrement bons. En attribuant aux êtres humains une essence antérieure à la culture, il finit par entretenir l’illusion d’une société réconciliée demain et par détourner notre attention des divisions et conflits inhérents à toute démocratie. Or, le présent illustre l’ambivalence des comportements humains, entre repli individualiste et ouverture solidaire. Et dans un passé récent, Arendt nous montre, à travers son analyse du totalitarisme, comment le mal peut être banalisé dans une société avec la propagation de la haine pour les institutions démocratiques. Au lieu d’une vision de la nature humaine, notre réflexion, plus que jamais, devrait être dirigée vers la condition humaine et les possibilités d’une commune humanité.

Le futur n’entérinera aucune loi de la jungle, ni celle fondée sur l’égoïsme, ni celle fondée sur l’aide mutuelle, l’enjeu alors est autre: il s’agit de changer avant qu’il ne soit trop tard le cadre institutionnel promu par le néolibéralisme qui a favorisé l’uniformisation du monde. Il devient crucial de reconnaître que le souci du commun comme les logiques du public et de la solidarité doivent trouver les référentiels qui leur sont spécifiques et ne les rabattent pas sur ceux de l’entreprise privée. Il n’y a pas de nature humaine, définitivement mauvaise ou bonne, mais il existe des formes institutionnelles qui peuvent encourager la standardisation ou au contraire faciliter l’expression de la pluralité. Si la diversité est une condition élémentaire pour la santé d’une société démocratique, il faut reconsidérer la valeur des différentes initiatives de solidarité qui refont surface à l’heure actuelle. Elles dessinent les contours d’une transition nécessaire en termes de nouveaux modèles d’organisation socio-économique, mais elles doivent trouver un soutien de la part des pouvoirs publics.