(dé)colonialité, tout à jeter ? 16/12/2020

Colonialisme

Michel Blanquer, dans une interview du 22 octobre 2020[1], évoque à plusieurs reprises une complicité intellectuelle (« l’islamo-gauchisme ») dans l’assassinat de Samuel Paty. Pour les signataires du manifeste des 100[2], soutenant les propos du Ministre de l’éducation nationale, les complices du crime sont notamment des universitaires inscrits dans des « idéologies indigéniste, racialiste et “décoloniale” ». Cette affaire a conduit à plusieurs réactions[3], notamment une tribune de Jean-Louis Laville intitulée : « La théorie décoloniale ne constitue pas un repaire d’islamo-gauchistes ». Nous revenons, dans cette lettre, sur les études décoloniales et en quoi, malgré leur rejet actuel par une partie de la classe politique française, elles pourraient, en fait, nourrir un changement de cap.

Etudes décoloniales et colonialité

Les études décoloniales naissent dans les années 1990, à travers, notamment, le groupe sud-américain « Modernité/colonialité » constitué de chercheurs et chercheuses issues de plusieurs disciplines : Arturo Escobar et Fernando Coronil (anthropologie), Catherine Walsh (sciences de l’éducation), Enrique Dussel, Santiago Castro-Gómez, María Lugones et Nelson Maldonado-Torres (philosophie), Aníbal Quijano, Edgardo Lander, Ramón Grosfoguel et Agustín Lao-Montes (sociologie) et Walter Mignolo et Zulma Palermo (sémiologues), etc…
La colonialité, dénoncée par les études décoloniales, fait référence à un ensemble de hiérarchies intégrées et transmises depuis le 15e siècle, 1492 marquant un processus de conquête coloniale et la naissance d’une nouvelle catégorie mentale : « la race ». Cette catégorie génèrerait de nouvelles identités sociales (« indiens », « noirs », « blancs », etc.) et serait la trame des relations coloniales de pouvoir. Selon Anibal Quijano, la colonialité du pouvoir en Amérique du sud se fonde, à l’origine, sur quatre piliers : l’exploitation de la force de travail (1), la domination ethno-raciale (2), la domination masculine (3) et l’imposition d’une orientation culturelle eurocentriste (4). Les hiérarchies qui émergent de ces quatre piliers de la colonialité (tout en les justifiant) – racisme, classe sociale, patriarcat, occidentalocentrisme – s’enchevêtrent pour former un système monde moderne et capitaliste[4]. C’est parce qu’elles sont intériorisées et transmises que ces hiérarchies participeraient toujours aujourd’hui à la construction des rapports sociaux, des façons de percevoir et d’habiter le monde. Ainsi, la colonialité ne se serait pas achevée avec les mouvements de libération et la décolonisation.

Colonialité, capitalisme et universalisme abstrait

La colonialité, pour ses dénonciateurs, est un pendant négatif de la modernité et plus particulièrement du capitalisme (1) et d’un universalisme abstrait (2). L’avènement du capitalisme (1) serait indissociable de la colonialité. En effet, le capitalisme se serait développé en Europe grâce à l’esclavage, le commerce triangulaire, le colonialisme, l’accaparement des richesses naturelles. Les études décoloniales dénoncent ainsi la colonialité de notre modèle économique et sociétal dominant. Si le capitalisme s’est d’abord appuyé, pour fonctionner, sur le « racisme » et plus précisément sur la « racialisation » du travail, il organise un système de domination multiple (cf. hiérarchies précédemment citées) reposant, dans le contexte sud-américain, sur « l’homme / européen / capitaliste / militaire / patriarcal / blanc / hétérosexuel / masculin [qui] arrive aux Amériques » (Grosfoguel).
Ce système de domination est pourtant en contradiction avec l’émancipation individuelle que le capitalisme promet.
La colonialité serait aussi une conséquence logique de l’universalisme abstrait (2) : c’est parce qu’une pensée particulière (européenne) a pour dessein de s’appliquer au monde que des connaissances, considérées comme particularistes, sont niées.

Une proposition décoloniale et pluriverselle

Ni universaliste (abstrait), ni relativiste ou communautariste, la proposition décoloniale est pluriverselle (Glissant ; Dussel). Ce pluriversel peut être défini comme « l’unité dans la diversité » (Dussel), « un universel riche de tous les particuliers » (Césaire), le «pluralisme dans l’universel » ou « compliquer l’universel » (Diagne). La pluriversalité reconnaît des invariants humains, des idéaux émancipateurs communs, mais les manières de les atteindre sont pluriels : il n’y a pas une seule voie. Compliquer l’universel reviendrait alors à favoriser l’enrichissement mutuel, la mise en commun et le vivre ensemble par « un dialogue transmoderne[5], critique, épistémiquement divers et, par conséquent, décolonial » (Grosfoguel). En ce sens, un dialogue entre les communautés est impératif pour ne pas sombrer dans un communautarisme ni dissoudre les particularités dans un universalisme abstrait, dont les deux mèneraient à la guerre de tou·te·s contre tou·te·s.

Comme le montrent les noms cités ci-dessus, la philosophe et journaliste Séverine Kodjo-Grandvaux (2018) explique que : « depuis les années 2010, elle [la proposition décoloniale et pluriverselle] circule de Johannesburg à Dakar en passant par New York, Paris ou Berlin. Reprise par des intellectuels et des artistes africains ou afro-descendants qui font le lien entre les travaux des Africains et ceux des Latino-Américains, l’idée de « décolonisation épistémique » restitue dans leur contexte les savoirs occidentaux et appelle à revaloriser les pensées des mondes subalternisés ». La question de la décolonialité ne se pose néanmoins pas de la même façon dans les différents endroits du monde, du fait de contextes qui leur sont propres.

L’eccap et les études décoloniales

Comme toute théorie, qui plus est quand elle a un écho important et des traductions multiples dans la société civile mondiale, la décolonialité n’est pas exempte de critiques[6]. Comme la revue Africultures le mentionne, le concept de colonialité du pouvoir, issu des études décoloniales, n’est pas une grille de lecture unique pour comprendre notre monde et les relations de domination qui s’y tiennent. Mais, il nous semble qu’il est bien une de ses nombreuses clés d’analyse.
D’ailleurs, le rôle de l’eccap ne serait-il pas, en accord avec le sociologue (européen) et penseur de la décolonialité Boaventura de Sousa Santos, de contribuer à (1) « divulguer la diversité et la multiplicité des pratiques sociales et de leur conférer du crédit, par opposition à la crédibilité exclusive des pratiques hégémoniques » (sociologie des absences) ; (2) à rendre visible « les potentiels émancipateurs d’une grande diversité de pratiques alternatives qui naissent dans un système à dominante capitaliste» (sociologie des émergences) (Santos, 2016, p. 265) ?
Comme le rappelle Jean-Louis Laville, ces initiatives portent « des logiques de réciprocité, d’égalité et de solidarité » et combattent « l’hégémonie capitaliste » (Laville), et sont, nécessaires à un changement de cap. L’eccap pourrait donc être dans son rôle en les mettant davantage en évidence.
Ainsi, la décolonialité (concept sud-américain) n’est pas un rejet de l’occident ni « un repaire d’islamo-gauchistes » mais une invitation à construire un universalisme et une communauté humaine plus ouverts au monde : un changement de cap là aussi nécessaire.

Florine Garlot

Poursuites
La question décoloniale est vaste (écologie, féminisme, démocratie…), nous proposons de produire et mettre en ligne des contenus sur le sujet les prochains mois, mais aussi de revenir sur les critiques qui lui sont faites.
En attendant, pour en savoir plus : Africultures. Décentrer Déconstruire Décoloniser, 2019. http://africultures.com/combat-dafricultures-continue/.
Diagne, Souleymane Bachir, et Amselle, Jean-Loup. En quête d’Afrique(s) – Universalisme et pensée décoloniale. Albin Michel., 2018. Þ Débat vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=XJZf6DnO3fc&feature=youtu.be.
Dussel, Enrique. « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques ». Cahiers des Amériques latines, no 62 (31 décembre 2009): 111‑27. https://doi.org/10.4000/cal.1619.
Glissant, Édouard. Traité du tout-monde. Paris: Gallimard, 1997.
Grosfoguel, Ramón. « Les implications des altérités épistémiques dans la redefinition du capitalisme global : Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale ». Multitudes 26, no 3 (2006): 51. Disponible en ligne : http://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm
Grosfoguel, Ramón. « Vers une décolonisation des uni-versalismes occidentaux : le “pluri-versalisme décoloniale” d’Aimé Césaire aux zapatistes ». In Ruptures postcoloniales: les nouveaux visages de la société française, par Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Achille Mbembe, et Françoise Vergès, 119‑37. Cahiers libres. Paris: Découverte, 2010.
Kodjo-Grandvaux, Séverine. Philosophies africaines. Collection « La philosophie en toutes lettres ». Paris: Présence Africaine Éd, 2013.
« « Racisé », « racisme d’Etat », « décolonial », « privilège blanc » : les mots neufs de l’antiracisme ». Le Monde.fr, 26 juin 2020. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/26/racise-racisme-d-etat-decolonial-privilege-blanc-les-mots-neufs-de-l-antiracisme_6044230_3232.html.
Laville, Jean-Louis. Préface. In Epistémologies du Sud: Mouvements citoyens et polémique sur la science, par Boaventura de Sousa Santos. Paris: Desclée De Brouwer, 2016.
Paroles D’Honneur. « Faut-il en finir avec l’universalisme ? » Le Débat Norman Ajari/Etienne Balibar, 2017. https://www.youtube.com/watch?v=CINoTYzwBNg&feature=youtu.be.
Pereira, Irène. « L’anarchisme face au paradigme de la colonisation ». Grand Angle, 6 mai 2018. http://www.grand-angle-libertaire.net/lanarchisme-face-au-paradigme-de-la-colonisation/.
Quijano, Aníbal. « Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine ». Multitudes, 1994. http://www.multitudes.net/Colonialite-du-pouvoir-et/.
Santos, Boaventura de Sousa. Epistémologies du Sud: Mouvements citoyens et polémique sur la science. Paris: Desclée De Brouwer, 2016.
[1] Interview disponible ici : https://www.europe1.fr/politique/ce-quon-appelle-lislamo-gauchisme-fait-des-ravages-denonce-jean-michel-blanquer-4000366
[2] Manifeste disponible ici : https://manifestedes90.wixsite.com/monsite
[3] Dont « Pour un savoir critique et émancipateur » disponible ici : https://savoiremancipateur.wordpress.com/
[4] Les penseurs de la décolonialité empruntent ici le terme « système-monde » à Immanuel Wallerstein (1974 – 1989).
[5] Transmoderne (Dussel) : qui n’est pas simplement « universel » ni « postmoderne ».
[6] Exemple de critiques : (1) la domination masculine ou le rejet de l’étranger par exemple sont nés avant le développement du capitalisme, (2) on ne peut pas « tout » expliciter par la colonialité, (3) les études décoloniales critiquent le racisme tout en utilisant le terme de « race » comme construit social, (4) un concept qui est situé dans un contexte sud-américain et donc non transposable…