sur les questions du décolonialisme, des Lumières et de la laïcité

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        Le débat sur les questions du décolonialisme, des Lumières et de la laïcité m’inspire quelques interrogations que je livre ex-abrupto.
 
        En premier lieu j’approuve entièrement l’argumentaire de M. Merchier du 19 Janvier. Je lui apporterai seulement une nuance de détail, mais qui peut concourir à éclairer les ambiguïtés de cette polémique alimentée par les décoloniaux-antiracistes-anti-esclavagistes et anti Lumières. 
          Ce détail tient à l’emploi du terme de faute pour qualifier la position des Lumières vis-à-vis de la notion de race (qui n’implique pas exactement celle de racisme assumé, me semble-t-il). En effet, qui dit faute dit conscience d’enfreindre une règle ou une valeur morale, alors que si l’on tient compte de l’état des connaissances au 18ème il est plus logique de parler d’ignorance. L’évolution de l’humanité est faite de la succession d’acquisitions de connaissances levant chacune un voile de l’ignorance. Or, comme l’explique M. Merchier, la démonstration de l’inanité de cette notion de race n’a été faite que beaucoup plus tard, en tenant compte des progrès des sciences de la vie (par la théorie de l’évolution en particulier, au milieu du 19ème siècle, par les sciences paléontologiques et anthropologiques ensuite). Il est donc aussi saugrenu d’accuser les Lumières de racisme que Descartes d’oubli des contraintes environnementales qui ont résulté depuis son époque de l’inflation technologique.
        Vu sous cet angle, il est plus que regrettable qu’à notre époque cette notion de race puisse être réhabilitée par ceux qui, en expliquant qu’elle est la cause de tous leurs maux, veulent la retourner contre les descendants des oppresseurs de leurs ancêtres (dans une sorte de vendetta trans-époques historiques). Si faute il y a, elle est bien là, dans le refus (implicite) de prendre en compte à la fois les acquis de la science et ceux de l’humanisme. Les progrès scientifiques et moraux devraient-ils être relativisés en fonction du groupe social qui les produit ? Ce qui irait paradoxalement à l’encontre des principes d’égalité revendiqués par les pluriversalistes. 
       Il est aussi frappant de constater que ce type de confusion an-historique (de décontextualisation) se retrouve dans l’attribution aux mêmes philosophes de la responsabilité de la naissance du capitalisme, de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la notion de supériorité de l’homme blanc, de l’usage de la force pour la guerre et la colonisation. Est-il vraiment nécessaire de rappeler que l’histoire de l’humanité est faite d’une suite ininterrompue de guerres à toutes échelles, de la tribu à l’empire, motivée par la quête frénétique de pouvoir et de richesses par les individus et les groupes sociaux les plus forts ou les plus malins ? Ce sont plus des diversités de dépendance aux facteurs environnementaux (climats, géographie, répartition des ressources) qui ont peu à peu assuré une certaine suprématie de « l’homme blanc » (qui était noir voici seulement quelques dizaines de milliers d’années après avoir été africain pendant deux à trois millions d’années) que la pigmentation de la peau. Aux hasards de l’évolution, le Noir ou le Jaune eussent pu devenir dominants et exploiteurs (un Thuram blanc parlerait-il alors de « pensée noire » ?). Par ailleurs, les conflits incessants, version humaine de la sélection naturelle, qui ont particulièrement éprouvé l’Europe (et la Chine), ont accéléré les échanges et les progrès. Et, à rebours, l’inflation de l’efficacité technologique s’est faite en s’affranchissant des contre-pouvoirs moraux et politiques qui auraient dû assurer la suprématie du bien commun. Cette inflation est devenue telle que, démultipliée par la dérégulation néolibérale, elle menace aujourd’hui l’avenir même de l’humanité, toutes « races » confondues. 
        Paradoxalement là encore, c’est le fait d’avoir négligé l‘héritage des Lumières au bénéfice de l’idéologie de la concurrence débridée et du « chacun pour soi » qui conduit l’humanité à sa perte. La « transectionnalité » deviendrait-elle une nouvelle version de « la Loi de la Jungle », menée contre les groupes sociaux les plus exposés parce que les plus avancés dans le chemin vers l’égalité universelle et du renoncement aux systèmes répressifs qui protègent des critiques les pires dictatures ? N’est-il pas insupportable que les « anti-Lumières », en se trompant d’adversaires, tombent dans le piège tendu par les pseudo-libéraux anglo-saxons qui ont depuis le 18ème siècle (Burke) critiqué l’idéal de l’universalisme des idées (Condorcet) et développé l’universalisme de la domination et du profit ? Le culte de la diversité et de la fausse liberté, en occultant l’idéal de l’égalité universelle, ne prête-t-il pas main forte aux ultra-libéraux, en rendant de plus en plus insolubles les problèmes de survie qui se posent aujourd’hui à l’humanité[1] ? Cette humanité qui, hors Europe, tend à replonger dans le délire des dictatures politico-théologiques ennemies jurées des démocraties encore fragiles car balbutiantes.
        Est-il vraiment nécessaire de se perdre dans des faux problèmes et des combats d’arrière-garde, alors que toutes les énergies devraient se rassembler pour renverser la dictature du libéralisme (dans sa version anti-Lumières, dominatrice et destructrice) et des nouveaux nationalismes impérialistes, usant sans retenue de la technologie (trop souvent confondue avec la science) et du consumérisme sans frein,? C’est à cette poursuite de la révolution des Lumières qu’aspirait Condorcet, scientifique et humaniste s’il en fut. Le chemin restant à faire est suffisamment raide pour ne pas l’encombrer de luttes intestines d’un autre âge.

[1] J’avais fait il y a quelques années un exposé au Cercle Condorcet sur le thème : « La diversité contre l’égalité ? »