N°= 2 Débats sur le décolonialisme

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La publication de la lettre d’information n°= 42, « la régression du décolonialisme », qui elle-même répondait à la lettre n°= 41 : « (dé)colonialité, tout à jeter ? » a suscité des réactions, et un débat qui est reproduit ici.

 Renaud Vignes le 3 janvier
Voici un texte de grande qualité et courageux car, à notre époque, il n’est pas facile d’aller à contre-courant d’une pensée « racialiste » qui s’étend sur la planète. Il est extrêmement triste de voir à quel point tout ce qui a été construit par ceux qui nous ont précédés est en train de voler en éclat au profit d’une pensée qui ne peut conduire qu’à l’explosion des tensions entre communautés. Vision communautaire qui n’est d’ailleurs qu’un artefact social et qui, il y a encore 20 ans, n’existaient quasiment pas.
Il est vrai que M. Macron a montré la voie et espère sans doute en tirer un grand bénéfice…

Eric Dacheux le 5 janvier
Merci pour cette lettre. Je trouve bien qu’il y ait un début de  construction des désaccords au sein d ‘ECCAP. Pour sentir de la pensée unique rien de tel qu’une controverse rationnelle sur des manières de penser différemment le monde.
Du coup, je voulais juste souligner l’arme à double tranchant qu’est le passage suivant :
On peut certes soutenir que tout cela n’est que l’expression caricaturale d’un courant théorique bien plus consistant, en s’intéressant davantage aux travaux d’auteurs évoqués dans la lettre d’information 41, comme Anibal Quijano ou Ramon Grosfoguel, ou en évoquant les textes d’Aimé Césaire. Ceci dit, séparer cette écume du mouvement décolonial de ces travaux plus sophistiqués ne signifie pas non plus dédouaner ceux-ci de l’influence nocive qu’ils peuvent exercer, justement en nourrissant et en légitimant de telles dérives. Il n’y a pas plus de rupture de continuité entre ces travaux fondateurs et ces outrances contemporaines, qu’il n’y en avait entre les théories de Marx et Engels, et ce qu’on qualifiait de « communisme primaire », à savoir les propagandes et slogans des partis communistes d’antan, ou les saillies de leurs leaders.”
En effet, ce type de raisonnement est celui qu’utilisent certains penseurs décoloniaux pour critiquer les Lumières au nom desquels s’est développée la colonisation du monde. Dès lors, en toute logique, soit on accepte ce type de raisonnement et on ne peut qu’être d’accord avec la nécessité de dépasser l’universalisme des Lumières, soit on considère qu’il y a rupture entre les théoriciens et les intérêts politiciens et dans ce cas on ne peut pas jeter le bébé (la pensée décoloniale) avec l’eau du bain (l’essentialisation identitaire portée par certains indigènes de la république).

 Maurice Merchier le 5 janvier
Votre argument m’a un peu surpris, j’en conviens. Je n’avais pas imaginé qu’on puisse voir les choses sous cet angle…

Mais en y réfléchissant, je pense pouvoir le réfuter …

Y a-t-il la même “continuité” que celle que j’ai affirmée pour deux autres sujets, entre la philosophie des Lumières et la colonisation ?

Je ne le crois pas.

D’abord, la colonisation a précédé très largement la philosophie des Lumières. Il est d’ailleurs très significatif que dans les théories de la décolonisation, la date inaugurale est 1492…
Mais même si on applique votre assertion aux entreprises coloniales du XIXème, elle reste très discutable.
Il faut voir ce que vous voulez dire précisément par ” les Lumières au nom desquels s’est développée la colonisation du monde.”
Je ne crois pas que ce soit cette philosophie qui ait été le moteur de ces entreprises. Là, il faudrait en faire l’inventaire, chacune étant spécifique. Mais je ne pense pas que la colonisation soit en germe dans les philosophies du XVIIIème.
Par contre, je veux bien admettre qu’elles aient servi de “justification”, souvent a posteriori, (c’est très net pour l’Algérie) surtout en France, notamment sous la IIIème République…
Donc, pour finir, je ne pense pas que l’on puisse initier une critique des Lumières à partir de la face sombre de la colonisation, comme si elle en était le pur produit.

Eric Dacheux Le 6 janvier
C’est bien là le point : la colonisation n’est pas pas le “pur produit” des Lumières, de même que l’essentialisation culturelle n’est pas le pur produit de la pensée décoloniale (qui, au passage, n’a pas de lien avec l’islam et encore moins avec “l’islamo gauchiste” qui n’est pas une pensée mais une étiquette politicienne qui se veut insultante), ou que Staline n’est pas le pur produit de Marx.
Dès lors, tout est une affaire d’appréciation soit : on juge ces liens suffisamment forts pour dénoncer une responsabilité des penseurs sur les propos tenus par les militants qui s’en réclament (c’est votre position sur la décolonialité et les indigènes de la République), soit on juge que les discours politiques simplificateurs qui s’appuient sur des pensées complexes ne sont que des justifications rhétoriques qui n’ont pas grand chose à voir avec le contenu effectif des théories (c’est ma position et celle de J.L Laville sur cette question).

Maurice Merchier Le 6 janvier
Nous pouvons tomber d’accord pour éliminer la notion de « pur  produit » de tous ces cas. Je n’ai d’ailleurs pas  employé cette expression dans mon article ; j’ai juste écrit qu’il n’y avait pas de rupture de continuité ; et j’aurais pu écrire, comme vous le suggérez « des liens suffisamment forts pour dénoncer une responsabilité ». 
Nier ces liens revient tout simplement à nier les liens qu’il peut y avoir entre une théorie et sa vulgarisation. Il serait évidemment trop long d’en faire la démonstration, en montrant qu’un grand nombre d’arguments pratiqués par des auteurs comme Houria Bouteldja, ou certaines personnalités « médiatiques », jusqu’à certaines outrances de chanteurs de rap  ont leur correspondance chez ces auteurs « fondamentaux » de ce courant.
Pour ne prendre que deux exemples :
L’analogie entre la colonisation et le nazisme, faite dans le livre « les blancs, les juifs, et nous » est directement reprise du « discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire, en le citant, d’ailleurs :  «Le nazisme est une forme de colonisation de l’homme blanc par l’homme blanc, un choc en retour pour les Européens colonisateurs : une civilisation qui justifie la colonisation appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. » . 
Toute la première partie du livre tend à affubler les blancs d’une culpabilité structurelle. Comment pourrait-on ne pas voir le lien direct avec la notion de « colonialité », centrale dans ce courant de pensée. ?
De façon générale comment pourrait-on nier que la notion de « blanchité » chère au PIR n’est que le négatif de la notion de « négritude » que l’on trouve chez Césaire et Senghor ?
Non, il n’y a pas de frontière étanche entre les recherches universitaires, notamment outre-atlantique, et ces expressions politiques du décolonialisme. Houria Bouteldja est proche de Ramon Grosfoguel, sociologue portoricain rattaché à l’université de Berkeley, fondateur du Groupe Modernité/colonialité en 1998 et symbole du mouvement décolonial américain. Elle donne régulièrement des conférences à cette université.
Pour finir, vous évacuez de façon péremptoire la question de l’influence sur l’islamisme, en affirmant « il n’a pas de lien avec l’islam et encore moins avec “l’islamo gauchiste” qui n’est pas une pensée mais une étiquette politicienne qui se veut insultante »
Il ne faudrait pas que cette soi-disant « étiquette insultante » soit un moyen d’esquiver ce débat, de poser un interdit… Car les liens existent, à l’évidence. Et la chose est grave. Mais j’ai déjà été trop long. Nous y reviendrons si vous voulez.

 Augustin Berque le 7 janvier  
Le rapport à la nature est un terreau fertile aux régressions épistémologiques de la postcolonialidad, où le politique et le scientifique sont allègrement confondus. La métonymie “science moderne : colonialisme” en fait tomber bon nombre dans un phénoménisme où la Terre de Husserl, qui ne bouge pas (die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht, 1934), occlut totalement – n’est-ce pas politically correct? – la Terre de Galilée (eppur, si muove, 1633). Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, ce n’est pas de telles régressions, qui restent prisonnières du type même de pensée qui a fondé la modernité sur le principe d’identité et son corrélat le principe du tiers exclu, mais au contraire d’un dépassement de ce type de pensée, nous permettant de concevoir que les deux propositions sont compossibles, c’est-à-dire que bien que contradictoires, elles sont vraies toutes les deux. Cela relève du tétralemme, mais pas seulement et pas n’importe comment. Il y a du pain sur la planche pour qu’on arrive à penser comme ça, mais un livre comme celui du philosophe japonais YAMAUCHI Tokuryû (1890-1982) Logos et lemme. Pensée occidentale, pensée orientale (CNRS, 2020; éd. or. 1974) peut y aider.  
 
Texte de Eric Dacheux 18 janvier
Deux citations
 
a) Kant “Observations sur le sentiment du beau et du sublime” (Flammarion, 1990)
 
“Les nègres d’Afrique n’ont reçu aucun sentiment qui s’élève au dessus de la niaiserie […]Parmi les centaines de millions qui ont été chassés de leur propre pays vers d’autres régions, bien que beaucoup d’entre eux aient été mis en liberté, on ne pourrait pas en trouver un seul qui soit en art, soit en science, soit dans une autre discipline célèbre, ai produit quelque chose de grand”
 
b) Montesquieu, l’esprit des lois (la pléiade, 1951)
 
“Les Carthaginois pour rendre les Sardes et les Corses plus dépendants, leurs avaient défendu, sous peine de la vie, de planter, de semer,  et de ne rien faire de semblable; il leur envoyaient d’Afrique des vivres. Nous sommes parvenus au même point sans faire des lois si dures. Nos colonies des îles Antilles sont admirables”
 
Je suis tombé par hasard sur deux écrits de personnes clefs des Lumières. Certes, il faut replacer leurs propos dans le contexte de l’époque, mais tout de même, on peut comprendre que les penseurs décoloniaux, qui ont lu ces textes, proposent de dépasser (et non de rejeter) les Lumières, tant les penseurs des Lumières (Condorcet mis à part) ont écrits des choses racistes. Il y a bien continuité entre colonialisme, esclavagisme et les Lumières comme d’ailleurs le rappelle le livre de Laurent Estève “Montesquieu, Rousseau, Diderot, du genre humain au bois d’ében ».
Vive le pluriversalisme qui est un universel pensé avec (la dignité humaine est un droit inaliénable) et qui dépasse les Lumières (pour tous et non pas uniquement pour ceux qui ont la même couleur de peau ou la même rationalité).
 
Merci pour cette construction rationnelle de nos désaccords qui permet à chacun d’affermir son propos tout en comprenant mieux les arguments de l’autre
 
Réponse de Maurice Merchier 19 janvier
 
Merci Eric pour cet échange qui est l’occasion de l’approfondissement de mes propres réflexions sur ce sujet, dont je ne suis guère spécialiste.
 
Replacer ces textes dans le contexte de leur époque, dites-vous. Mais vous n’appliquez pas ce sage précepte !
En effet on peut qualifier la suite de votre raisonnement d’anachronique, puisque vous affirmez encore la .«continuité entre colonialisme, esclavagisme et les Lumières », à l’aune des valeurs d’aujourd’hui.
 
La représentation du monde, que je qualifierais « d’archaïque » a dominé jusque tard dans le XXème siècle. Comment la synthétiser ?
Elle est basée sur un modèle de développement pensé comme incontournable, dans l’histoire. On enseignait en  sciences économiques et sociales,  dans les années 1970,  « les étapes de la croissance économique » de WW Rostow, sans  états d’âme, tant cette idée était (encore) admise qu’il y avait des stades du développement économique (même pas distingué de la « croissance ») par lesquels devaient passer nécessairement tous les pays du monde : révolution agricole, démarrage de l’industrie, etc…
 
A cette aune là, on qualifiait les pays du « tiers monde » (tout ce qui n’était pas encore au stade industriel) en fonction de leur degré d’avancement sur ce chemin balisé ; ils étaient donc « en voie de développement » et même, en remontant encore les trente glorieuses, « sous-développés ».
 
Très logiquement, ce retard dans le développement était lié à un sous développement « culturel », et il n’y avait qu’un pas à franchir (en remontant le temps) pour que cela soit lié à une inégalité entre « races » (concept que l’on commençait à peine à remettre en cause). « Tintin au Congo » n’avait rien de scandaleux à l’époque !
 
A fortiori, au XIXème, lors de la deuxième vague de la colonisation, et plus encore, à l’époque des Lumières, cette représentation archaïque était de l’ordre de l’évidence. Mais peut-on pour autant lier de façon structurelle ce courant de pensée à l’esclavagisme et au colonialisme ?
 
Je crois que c’est ignorer la façon dont s’opèrent les progrès de la connaissance, et, plus globalement, les progrès de civilisation. 
 
La philosophie des Lumières, même à l’intérieur de ce paradigme, par sa foi dans la raison et dans l’idée de progrès, par sa remise en cause d’une pensée religieuse dogmatique,  a stimulé toutes les sciences, et notamment ce qu’on qualifiera plus tard de « sciences humaines », ou « sciences sociales ». Condorcet est en effet, une charnière déterminante de ce point de vue. Parmi ces disciplines, l’ethnologie, au XXème siècle, avec Levi-Strauss a amené à remettre en cause, et à dépasser cette représentation archaïque du monde qui venait de l’histoire. 
 
Autrement dit, la vraie « continuité » dans laquelle s’inscrivent Les Lumières est celle des progrès de la pensée, qui vont permettre de briser la coquille idéologique dans laquelle ils se sont amorcés. 
De la même façon que la pensée Grecque sous l’antiquité, malgré la pratique, là aussi « évidente » de l’esclavage a permis le développement de la pensée rationnelle, de l’idée d’égalité, et a pu être le berceau de la démocratie.
De la même façon que cette démocratie a pu se développer partout, accompagnant, comme l’a montré Tocqueville, la passion pour l’égalité, dans un contexte de domination masculine, considérée longtemps comme « naturelle »,  jusqu’à ce que sa propre logique amène à remettre en cause (tardivement, certes) cette domination, et donc à permettre aux femmes de prendre leur place dans la vie politique.
 
Il ne faut pas enfermer le mouvement de la pensée dans ses erreurs originelles. Par  la force de leur courant,  les fleuves finissent par élargir les rives qui les enserrent.