De l’agriculture industrielle à l’agro-écologie. Reconquérir la souveraineté alimentaire des territoires.

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Entre 2000 et 2010, 127 000 exploitations agricoles ont disparu en France et la population active agricole représente moins de 3% de la population active totale. Dans l’Union européenne entre 2003 et 2013, c’est un peu plus de 4 millions d’exploitations qui ont disparu (1). Autrement dit : on est prisonniers d’une conception du progrès favorable à des exploitations de plus en plus grandes, très mécanisées, utilisant peu de main d’œuvre mais beaucoup d’engrais et de pesticides. Les méfaits de ce soi-disant progrès sont de plus en plus évidents : dégradation des sols et de la biosphère, pollution des espaces naturels et spécialement des rivières, désertification de certains territoires, maladies professionnelles des exploitants, dispersion dans l’alimentation humaine de produits nocifs pour la santé. On est arrivé au bout d’une rationalité économique étroite avec la recherche de la production maximale par hectare et par homme au travail, encouragée à coup de subventions par l’Etat et l’Europe et en dernier ressort à la charge du contribuable. Il s’agit de changer de modèle, de changer de logique et d’en finir avec le mythe de l’agriculture, le pétrole de la France. « …il ne faut pas oublier qu’un milliard de francs de céréales exportées correspond à peu près à un milliard de subventions » (2)
La prise de conscience progressive par la population des dangers encourus, le souci de bien se nourrir, l’intérêt croissant pour les produits biologiques, la volonté de certains agriculteurs de remettre en question le modèle productiviste et le passage à une autre agriculture se heurtent à la fois aux représentations dominantes et à la puissance des institutions syndicales et coopératives qui encadrent les agriculteurs.
Concernant les représentations dominantes, voici un exemple. Un agriculteur converti à l’agriculture raisonnée faisait remarquer que ses voisins parlaient toujours de rendements à l’hectare, mais qu’il avait le plus grand mal à les faire parler de la marge dégagée en prenant en compte le coût d’équipements très sophistiqués (par exemple des tracteurs parés de tous les instruments informatiques possibles) des engrais et des pesticides.
Concernant la puissance des institutions syndicales et coopératives encadrant les agriculteurs, l’article « Pourquoi la FNSEA est-elle accro au glyphosate ? » est éclairant (voir http://www.bastamag.net). Sophie Chapelle y donne l’exemple de Triskalia la plus grande coopérative agricole de Bretagne qui a son siège à Landerneau. Elle emploie 4800 salariés et fédère 16000 agriculteurs. Son conseil d’administration est géré par des agriculteurs membres de la FNSEA. En 2016, son chiffre d’affaires est de 1,9 milliards. Serge le Quéau de l’Union régionale Solidaires constate que la vente de pesticides constitue, avec l’alimentation destinée aux animaux d’élevage, le principal levier de profits de Triskalia, sans commune mesure avec ce que lui rapporte la commercialisation des produits agricoles (lait, céréales, œufs…). Triskalia s’appuie sur 120 techniciens spécialisés qui apportent des conseils aux agriculteurs. Ils vont de ferme en ferme « vendre des semences de plus en plus productives mais aussi de plus en plus sensibles. Ils fournissent dans la foulée des produits chimiques, au lieu de faire de la prévention, et de proposer des méthodes alternatives » déplore René Louail ancien conseiller régional Europe Ecologie les Verts en Bretagne et membre du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest. Sophie Chapelle constate que cette pratique est commune à nombre de coopératives gérées par des représentants de la FNSEA et que les pesticides sont une machine à cash pour les grosses coopératives agricoles. Interdire le glyphosate, c’est se priver de plusieurs centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires. Et Serge Le Quéau note que la stratégie de la coopérative se concentre alors sur le marché des produits chimiques. « Ceux qui siègent dans les conseils d’administration de ces coopératives ont des leviers politiques et financiers très puissants…C’est un État dans l’État, ils sont incontournables. ». On est loin des premières coopératives paysannes initiées par des agriculteurs à la fin du 19ème siècle. En effet les coopératives actuelles connaissent une très forte concentration : 10 % d’entre elles réalisent les trois quarts du chiffre d’affaires global, évalué à près de 86 milliards d’euros.
A l’occasion des Etats généraux de l’alimentation réunis à l’automne 2017, une plateforme citoyenne pour une transition agricole et alimentaire s’est constituée qui regroupe une cinquantaine d’organisations agricoles, rurales, environnementales, de santé, de solidarité internationale. Elle a détaillé les priorités qu’elle souhaitait faire adopter dans le cadre de ces Etats Généraux de l’Alimentation. La transition agro-écologique et alimentaire devrait assurer un juste revenu aux agriculteurs, préserver leur santé et celle des consommateurs, adapter l’agriculture française au changement climatique et appuyer cette transition dans les pays du Sud.
Parmi les demandes que la plateforme fait au gouvernement, il y avait celle-ci : « avoir le courage politique d’acter que tous les modèles agricoles ne se valent pas et que la transition agro-écologique est nécessaire. Le message « tous les modèles agricoles ont leur place et doivent être aidés » ne peut plus être d’actualité si l’on veut une vraie transition de nos modèles agricoles. Le Président de la république assurait il y a quelques mois : “Pour moi, il n’y a pas un modèle agricole, c’est un faux débat (…) il y aura toujours plusieurs agricultures, il y aura toujours une agriculture intensive qui exporte à côté d’une agriculture qui cherche la différenciation par les AOC ou par la qualité”. Pourtant, si l’on veut qu’une réelle transition agro-écologique soit engagée pour la société dans son ensemble, permettant de résoudre les enjeux liés à la santé, à l’environnement, à l’emploi et à la rémunération des agriculteurs, il est nécessaire de faire des choix dans les financements, l’enseignement agricole, les priorités de la recherche. Les Etats généraux de l’alimentation doivent être l’occasion d’accompagner l’ensemble des agriculteurs vers une transition agro-écologique qui favorise une alimentation durable, et assure la résilience de nos agricultures face aux changements climatiques. Nous demandons à ce que le gouvernement fasse le choix d’une orientation claire et pose les bases d’une nouvelle gouvernance agricole et alimentaire en France qui tienne compte des attentes des consommateurs et des besoins des agriculteurs. Il est nécessaire que l’Etat s’engage à soutenir nos agricultures dans la transition et donner aux agriculteurs la visibilité nécessaire pour s’y engager ».
Selon René Louail ancien porte-parole de la Confédération paysanne : « A un moment où l’on rediscute la politique agricole commune, où chaque contribuable donne 140 euros par an à la politique agricole, il faut une conditionnalité plus forte des aides au niveau social et environnemental. Ce n’est pas possible de laisser une poignée d’acteurs imposer leur politique agricole en France. »
Tous les acteurs doivent bouger en même temps : les consommateurs, les producteurs, la distribution, la réglementation, la recherche qui doit associer dans toute la mesure du possible tous ceux qui sont concernés par la transition nécessaire. Face à l’urgence et à la complexité de cette mutation nécessaire « mieux vaut disposer d’une feuille de route précise tenant compte de toutes les parties prenantes et fixant un objectif réaliste. Tel est l’objectif du scenario Afterres 2050 élaboré par Solagro. » (3). Le scénario Afterres 2050 a été présenté à une table ronde : « Bien manger en respectant la nature » des journées de la fondation Carasso le 8 février 2017 par Sylvain Doublet. Il s’agit de nourrir la population française en partant d’une nourriture mieux équilibrée (plus de fruits et légumes, moins de viande et de lait) d’exporter vers les pays qui en ont besoin, de respecter la nature (question de l’eau, de la fertilité des sols, de la biodiversité). Afterres converge avec les analyses du scénario négaWatt pour l’énergie. La collaboration s’impose dans la mesure où la chaîne de production alimentaire représente 30% des rejets des gaz à effet de serre en France, et parce que l’agriculture peut contribuer à la demande d’énergies renouvelables avec la biomasse. La construction du scénario Afterres est d’une grande complexité : il s’agit de compiler des données aussi variées que des habitants, des rendements, des hectares, des assolements, des têtes de bétail, des tonnes de céréales, des sous-produits, etc. Un effort de régionalisation du scénario est en cours. Pour Afterres, le secteur agricole « doit s’orienter autant que possible vers une agriculture biologique et le développement de filières locales évitant le transport des marchandises sur de longues distances par la relocalisation de certaines productions comme les légumineuses » (3). Phlippe Desbrosses qui a fait de son exploitation un centre de formation en agroécologie « appelle au déploiement d’un réseau d’universités dans tout le pays, véhiculant les savoir-faire agroécologiques propres aux régions où elles se trouvent ».
1)Voir Quelles alternatives écologiques agricoles ? Sophie Chapelle, journaliste à Bastamag.net in En quête d’alternatives économiques, l’Etat du monde 2018. Ed. La découverte 2017, pages 107 à 112..
2)C’est ce qu’écrivait Denis Clerc d’Alternatives économiques que je citais dans « Démocratie : le risque du marché » DDB 2002, p.70. La situation n’a probablement pas beaucoup changé depuis.
3)(R)évolutions-Pour une politique en actes. Ed. Actes Sud 2012 p.43 et ss.