De la critique du PIB aux nouveaux indicateurs de bien-être

Indicateurs de bien-être

Un peu d’histoire

La critique du PIB et les tentatives d’élaboration d’indicateurs alternatifs ne sont pas une chose nouvelle. Dans les années 60 et jusqu’au milieu des années 70, ce qu’il est convenu d’appeler le « mouvement des indicateurs sociaux » s’est inscrit dans un ensemble de tentatives de rationalisation du gouvernement par la connaissance, dont participaient également la Rationalisation des choix budgétaires (RCB) et la modélisation macroéconomique. Dès l’origine, le thème des indicateurs sociaux a été associé à la volonté de contrebalancer l’influence de la quantification économique sur la décision publique. La réussite de la comptabilité nationale comme outil de pilotage des politiques keynésiennes faisait alors figure de modèle pour l’application des sciences sociales à l’action publique. Dans l’esprit de leurs promoteurs, les indicateurs sociaux devaient constituer un outil de pilotage du développement social dont le rôle aurait été comparable à celui de la comptabilité nationale pour la croissance économique. Même si personne n’a jamais eu l’ambition de mesurer le « bonheur intérieur net de la nation », il s’agissait au minimum d’ « exprimer, par un ensemble de données quantifiées, l’état d’une nation dans différents domaines de l’activité économique et sociale » afin de mesurer les conséquences des décisions prises et d’éclairer les choix politiques (1). Une ambition comparable s’est exprimée sous diverses formes dans la plupart des pays développés. En France, les tentatives d’institutionnalisation des indicateurs sociaux et leur échec relatif sont indissociables du déclin de la planification à la française au cours des années 70 (2) .
Les observateurs s’accordent sur le fait que les crises économiques de 1974 et 1979 ont mis fin au mouvement des indicateurs sociaux en tant que projet de pilotage rationnel du progrès social. Ce renoncement n’a toutefois pas empêché les statistiques sociales de se développer : l’Insee publie périodiquement un « portrait social » de la France qui rassemble des données tirées d’un ensemble de grandes enquêtes sociales (emploi, logement, conditions de vie, conditions de travail…) développées et perfectionnées depuis les années 60. Depuis une dates plus récente, le ministère de l’écologie publie des données assez complètes sur l’environnement (biodiversité, climat…) et les politiques de développement durable. De même, aux Etats-Unis, le mouvement des indicateurs sociaux s’est résorbé dans le développement des statistiques sociales. En nombre limité, quelques indicateurs clefs publiés par les agences fédérales (taux de pauvreté, inégalités, criminalité) occupent une grande place dans le débat public.

Un regain d’intérêt depuis une vingtaine d’années

Si l’on en juge par le nombre d’initiatives et de publications qui leur sont consacrées depuis quelques années, les indicateurs sociaux sont de nouveau d’actualité. Ce qui frappe avant tout est la diversité des initiatives et des acteurs impliqués. Les vocables « indicateurs sociaux », « indicateurs de développement durable », « indicateurs de bien-être » ou « nouveaux indicateurs de richesse » recouvrent un grand nombre de travaux et de publications émanant d’une multiplicité d’instances publiques et privées. Le champ des indicateurs alternatifs recouvre un continuum de pratiques qui vont du simple recueil de statistiques aux tentatives d’élaboration d’indicateurs agrégés de bien-être social. En terme de champ, les indicateurs sociaux sont désormais le plus souvent un sous ensemble des indicateurs de développement durable.
En terme d’acteurs, on observe la création d’observatoires spécialisés (notamment au niveau européen), ce qui n’empêche pas les organismes impliqués dans la conception ou la mise en œuvre des politiques sociales ou des politiques de développement de publier leurs propres tableaux de bord. Aux Etats-Unis, le secteur privé n’est pas absent à travers les rapports publiés par les multiples fondations et think tanks.

Les comparaisons internationales

Dans ce foisonnement, l’un des phénomènes les plus importants par ses enjeux pratiques est le développement des comparaisons internationales. Les principaux organismes de coopération internationale (Commission européenne, PNUD, OCDE, Banque mondiale,…) ont pris des initiatives en ce domaine. Ces structures étant dépourvues des instruments habituels de l’autorité politique, le benchmarking (‘étalonnage comparatif’) constitue pour elles un moyen efficace d’influer sur les décisions des États en incitant chacun à se comparer aux « bons élèves » et à prendre pour modèle les « meilleures pratiques ». Le rôle joué par l’indicateur de développement humain du PNUD (IDH) illustre ce phénomène, de même que les ODD (objectifs de développement durable des nations unies), dont il sera question plus loin.

La critique du PIB

Le retour d’une interrogation critique sur la croissance économique et son assimilation abusive au bien-être collectif constitue l’un des moteurs du renouveau actuel des indicateurs alternatifs. Aussi vieille que la comptabilité nationale, cette contestation du rôle des indicateurs économiques part d’un constat banal : le taux de croissance du PNB a acquis le statut d’un indicateur de performance globale de la nation. Les données sociales et environnementales sont certes présentes dans le débat public, mais de manière généralement partielle et discontinue. Ces informations sont rarement rapprochées les unes des autres et elles ne font pas l’objet de la part des décideurs d’un suivi aussi attentif que les données économiques ou financières. Dans le domaine social, aucune information ne présente le même caractère de bilan global d’une situation que le taux de croissance du PIB.
Or, d’un simple point de vue économique, les limites de cet indicateur sont évidentes : il ne tient compte ni des activités non rémunérées, ni de l’évolution des stocks de capital physique, naturel humain et social, ni de l’évolution de l’état de l’environnement naturel. A fortiori, il n’a aucunement vocation à refléter le « bien-être national » et le caractère plus ou moins « soutenable » du développement. Les comptables nationaux n’ont d’ailleurs jamais formulé une telle prétention, mais on ne saurait nier que, pour des raisons évidentes (le moral des ménages et les ressources publiques en dépendent directement) la croissance demeure l’objectif majeur des gouvernements. En réalité, la place prise par le PIB reflète le fonctionnement de la société et l’importance pratique des biens monétarisables dans les décisions des agents économiques. Il est probablement utopique de vouloir détrôner le PIB si l’on ne s’attaque pas de manière plus systémique à l’hégémonie politique de la logique marchande (je renvoie sur ce sujet à mon dernier ouvrage Au-delà du marché ) (3).
Il n’en est pas moins vrai que la critique du PIB cristallise une prise de conscience des limites et des impasses d’un modèle de développement entièrement axé sur le développement des échanges monétaires. Difficile, en effet, de ne pas voir que l’on assiste à une accumulation de problèmes que la croissance économique ne peut résoudre et qu’elle risque même d’aggraver : menaces sur l’environnement et la cohésion sociale, accroissement des inégalités et du sentiment d’insécurité, etc.

Les avancées de la commission Stiglitz

C’est dans ce contexte que Nicolas Sarkozy a pris l’initiative de constituer en 2008 une « Commission de mesure de la performance économique et du progrès social », présidée par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et à laquelle participaient également, parmi d’autres experts, Amartya Sen (autre prix Nobel d’économie), Jean Gadrey (qui est notamment l’un des spécialistes français des indicateurs alternatifs) et le sociologue et politologue américain Robert Putnam (l’inventeur de la théorie sociologique du capital social). Les travaux de la commission ont abouti en 2009 a quelques conclusions importantes :

1) le PIB est un outil inadapté pour évaluer le bien-être social et la soutenabilité

« Il se peut que les statistiques habituellement utilisées ne rendent pas compte de certains phénomènes qui ont une incidence de plus en plus grande sur le bien-être des citoyens. (…) Le PIB ne reflète pas la capacité de la croissance à se maintenir dans le temps (soutenabilité). (…) Il convient d’établir une distinction entre l’évaluation du bien-être présent et l’évaluation de sa soutenabilité (nécessité d’outils distincts) »

2) Il convient de donner plus d’importance aux revenus réels et à leur répartition (mesure des inégalités)

« L’évaluation du bien-être matériel doit se référer aux revenus et à la consommation plutôt qu’à la production. Prendre en compte le patrimoine en même temps que les revenus et la consommation. Accorder davantage d’importance à la répartition des revenus, de la consommation et des richesses. Élargir les indicateurs de revenus aux activités non marchandes »

3) la qualité de la vie ne dépend pas uniquement du niveau de consommation

« La qualité de la vie dépend des conditions objectives dans lesquelles se trouvent les personnes et de leur « capabilités » (capacités dynamiques). Il conviendrait d’améliorer les mesures chiffrées de la santé, de l’éducation, des activités personnelles et des conditions environnementales. En outre, un effort particulier devra porter sur la conception et l’application d’outils solides et fiables de mesure des relations sociales, de la participation à la vie politique et de l’insécurité..(…)

4) La mesure de la soutenabilité requiert un approche patrimoniale et physique (et donc non monétaire)
« L’évaluation de la soutenabilité nécessite un ensemble d’indicateurs bien défini. Les composantes de ce tableau de bord devront avoir pour trait distinctif de pouvoir être interprétées comme des variations de certains « stocks » sous-jacents. (…) Un indice monétaire de soutenabilité a sa place dans un tel tableau de bord ; toutefois, en l’état actuel des connaissances, il devrait demeurer principalement axé sur les aspects économiques de la soutenabilité. »

5) Il faut pouvoir mesurer la distance qui nous sépare des « seuils critiques »

« Les aspects environnementaux de la soutenabilité méritent un suivi séparé reposant sur une batterie d’indicateurs physiques sélectionnés avec soin. Il est nécessaire, en particulier, que l’un d’eux indique clairement dans quelle mesure nous approchons de niveaux dangereux d’atteinte à l’environnement (du fait, par exemple, du changement climatique ou de l’épuisement des ressources halieutiques). »
Suite à la remise du rapport de la commission, l’INSEE a entrepris un certain nombre de travaux, publiés de 2010 à 2013, inspirés des principales conclusions de la commission. Pour l’essentiel, ces publications ont recyclé des statistiques sociales et environnementales existantes. Les nouveaux développements concernent notamment les indicateurs économiques, l’INSEE s’étant efforcé de satisfaire la recommandation de la Commission de « prendre en compte le patrimoine en même temps que les revenus et la consommation ».
La commission Stiglitz avait laissé ouverte la question de l’élaboration d’un indicateur synthétique de bien-être, comme il en existe un certain nombre dans le monde (indicateur de santé sociale, indicateur de progrès véritable, PIB vert, Indicateur de développement humain du PNUD, etc.) L’Insee n’a pas souhaité s’engager dans cette voie, pour des raisons techniques que l’on peut comprendre, même si l’élaboration d’un tel indicateur est peut-être un point de passage obligé pour relativiser l’importance du PIB.

La loi Eva Sas

En réalité, le principal problème n’est pas le manque d’indicateurs sociaux et environnementaux, mais le fait qu’ils ne soient pas mis en valeur et utilisés au même titre que les statistiques économiques pour orienter la politique du gouvernement. C’est à ce problème qu’a voulu s’attaquer la loi du 13 avril 2015 (dite Loi Eva Sas, du nom de la députée qui en est à l’initiative). Voici l’article unique de cette loi :
« Le Gouvernement remet annuellement au Parlement, le premier mardi d’octobre, un rapport présentant l’évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que des indicateurs d’inégalités, de qualité de vie et de développement durable, ainsi qu’une évaluation qualitative ou quantitative de l’impact des principales réformes engagées l’année précédente et l’année en cours et de celles envisagées pour l’année suivante, notamment dans le cadre des lois de finances, au regard de ces indicateurs et de l’évolution du produit intérieur brut. Ce rapport peut faire l’objet d’un débat devant le Parlement. »
Le gouvernement s’est saisi de cette loi en chargeant France Stratégie et le CESE d’élaborer un tableau de bord d’une dizaine d’indicateurs appelés à figurer dans un rapport remis au Parlement le premier mardi d’octobre. Ce qui a été fait au moins formellement pendant deux ans, mais sans impact sur le débat budgétaire. Le nouveau gouvernement n’a manifestement pas l’intention de faire vivre cette loi : le rapport 2017 n’a pas été publié ni porté à la connaissance du Parlement, sans que cela provoque d’ailleurs la moindre remarque critique dans la presse.

Des avancées aux niveaux local et international

Le sommet international sur le développement durable les 25-27 septembre 2015 à New-York qu’a été adopté un nouveau programme modial de développement durable (Agenda 2030, « Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030»), structuré par 17 objectifs mondiaux de développement durable, déclinés en 169 cibles, autour de 3 buts principaux : faire face au défi climatique ; lutter contre les inégalités, l’exclusion et les injustices ; mettre fin à l’extrême pauvreté. Un système de suivi a été mis en place, sur la base d’un tableau de bord de 230 indicateurs. Dans certains pays, y compris en Europe, les objectifs de développement durable (ODD) sont devenus un outil d’orientation et d’évaluation des politiques publiques. Ce n’est pas le cas en France, où le suivi des ODD est considéré comme un processus technocratique sans grande portée pratique.
Dans notre pays, c’est finalement au plan local que les développements les plus intéressants peuvent être observés. « Des États-Unis au Brésil, de la Gironde au Pas-de-Calais, en passant par Grenoble, des collectivités locales inventent leur propre tableau de bord pour observer la situation sociale et écologique de leur territoire. Et pour piloter autrement les politiques publiques (4) . » La Conférence internationale sur les indicateurs de richesses qui doit se tenir à Grenoble en mai 2018 permettra de faire le point sur ces initiatives et sur leur portée politique réelle.
Pour conclure, il faut souligner le nombre et la diversité des initiatives autour des indicateurs alternatifs au PIB. Ce bouillonnement témoigne des doutes croissants de larges secteurs de la population et des acteurs sociaux sur la pertinence de la croissance marchande comme objectif dominant des politiques publiques. Les réflexions et débats auxquels ils donnent contribuent sans doute à accélérer cette prise de conscience et à transformer l’imaginaire social. Sauf dans le cas très atypique du Bouthan (qui a promu le Bonheur national brut au rang d’objectif central du pays), on ne voit cependant nulle part de gouvernement manifestant la volonté d’utiliser ces outils pour réorienter le développement économique. Pour prendre tout leur sens, les indicateurs alternatifs devraient être conçus comme des éléments d’une stratégie de démarchandisation du développement de la société qu’aucune force politique ne semble actuellement vouloir porter avec la cohérence nécessaire.

1 – Jacques Delors, Les indicateurs sociaux, Futuribles-Sedeis 1971, p. 8.
2 – Pour plus de détails sur l’histoire française des indicateurs sociaux, on renvoie à la thèse de Vincent Spenlehauer L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification, Université de Grenoble II Pierre Mendès-France, 1998.
3 – Les Petits matins, 2015.
4 – Anne Leroy et Fiona Ottaviani, « Quand des collectivités changent de cap », Projet Février 2018, p. 31.