Contribution citoyenne au projet urbain

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Entre projet politique urbain et contraintes techniques, 
quelle est la place de la contribution citoyenne ? 
 
Suite aux articles précédents sur l’histoire des dernières mobilisations sur le quartier de Noailles[1] et sur la mise en place récente d’un projet partenarial d’aménagement (PPA) dont l’enjeu est la réhabilitation de l’habitat indigne à Marseille à l’échelle du centre ville[2], nous interrogeons les conditions de mobilisation des premiers concernés dans la Fabrique de la ville. 
 
Commençons par préciser notre définition de cette Fabrique. Elle n’est pas uniquement la fabrique urbaine d’un territoire avec les outils normatifs, juridiques et politiques. Richard Trapitzine en a bien expliqué les ressorts et les limites dans ces deux articles dans l’Eccap[3]. Elle est d’abord une fabrique de la démocratie.
La ville est un espace de relation entre des personnes qui y logent, qui y travaillent, ou qui y sont seulement de passage. Leurs interactions contribuent déjà à la transformation de leur territoire par leurs usages et initiatives.
 
Comment une transformation urbaine institutionnelle prend-elle en compte ces usages, vertueux ou en conflit ? Peut-on alors penser en processus de transformation et pas uniquement en dispositif (Un problème = un dispositif = une solution).
Comment alors permettre au plus grand nombre de contribuer à ce processus ?
 
L’opportunité actuelle d’un grand projet urbain à l’échelle de l’ensemble du centre ville de Marseille (PPA – Plan partenarial d’aménagement) nous permet de questionner la façon de fabriquer la ville. Le fonctionnement en silo de nos politiques publiques comme de nos administrations est souvent critiquée, mais jamais réellement questionnée au-delà d’un discours convenu sur l’innovation. Mobiliser les premiers concernés nécessite d’abord de questionner les manières de fabriquer la ville au sein des institutions.
 
Comment penser autrement les pouvoirs ?
Ces dernières années, au sein des institutions locales, nous avons pu découvrir nombre d’expérimentations mobilisant le design de service, l’intelligence collective ou des approches transversales ayant vocation à transformer « les pratiques des institutions ». Si elles sont utiles pour appuyer des agents publics à penser autrement leur relation entre eux, elles ne questionnent que des pratiques et des postures professionnelles mais pas « les pratiques des institutions ». 
Nos institutions sont fondées sur la conception d’un « pouvoir sur » : sur la capacité de décider, d’exercer une action sur les autres, de produire de la norme pour la légitimer. Ce pouvoir est autant source de transformation que de domination.
Ne pas questionner l’organisation du pouvoir, et ne pas reconnaître la présence de pouvoirs au pluriel, c’est refuser fondamentalement de questionner le principal levier de transformation et donc, in fine, de ne faire que de la communication, ou bien transformer une domination dans une forme d’autoritarisme masqué derrière des normes et des « obligations » légales.
 
Depuis presque 20 ans, une autre dimension commence à apparaître, le pouvoir d’agir[4]. Le « pouvoir de », c’est le pouvoir de faire par soi-même, de sortir d’une dépendance. Il devient un pouvoir génératif qui permet de s’exprimer puis de transformer, soi-même puis les autres. Le « pouvoir de » est lié au « pouvoir avec ».
 
Ces deux pouvoirs permettent ainsi de donner corps à la notion de pouvoir d’agir. En Amérique latine, les acteurs parlent de puissance d’agir. 
 
Afin que cette puissance transforme collectivement une situation, il est indispensable d’ouvrir des espaces de délibération pour animer ce processus. C’est ce que nous appelons des Tiers Espaces[5], en s’inspirant de la pensée du Tiers paysage de Gilles Clément et de la symbolique du Tiers-Etat.
Ces espaces permettent d’articuler et de réguler ces trois pouvoirs afin de les mettre au service d’une vision collective. Selon Hugues Bazin : « Le tiers-espace aménage des formes écosystémiques : diversité (écodéveloppement), interdépendance (transaction), régulation (micropolitique). La forme écosystémique indique que la réponse est dans le système, dans sa capacité à créer du lien en termes d’intelligence sociale. »[6]
Ces espaces doivent permettre d’accueillir autant des techniciens dans leurs diversité de métiers (et d’usage de la ville, certains y habitent) que des habitants et des habitués, dans leur diversité d’usages (mais aussi techniques, la plupart y travaillent). Ce sont les conditions de ces dialogues des savoirs qui peuvent permettre de transformer des regards, accéder à de l’analyse plus complexe et commencer à transformer.
Enfin, exprimer son pouvoir d’agir, le confronter aux autres savoirs dans un Tiers-Espace permet de coproduire de la stratégie pour coconstruire des politiques publiques.
 
Un contexte et un moment marseillais qui permet de coconstruire.
Le pouvoir d’agir est une notion diffusée dans de nombreux champs professionnels notamment les acteurs de l’intervention sociale et de l’éducation populaire. C’est pourquoi, il est utile de mobiliser cette notion afin de mobiliser ces acteurs à contribuer à la Fabrique de la ville.
Depuis quelques années au sein des quartiers du centre-ville de Marseille, cette culture commune se diffuse autour d’une nouvelle posture des acteurs. Chacun mesurant les limites de son intervention, de sa place, de son pouvoir, et de sa posture. Souvent professionnel, dans des associations ou des institutions, et de nombreux habitants du centre ville, s’investissent ensemble pour articuler leurs savoirs et coproduire des stratégies.
 
Ainsi la Fabrique de la ville s’est créée dans le faire et sans le dire. Le tiers-espace s’est ouvert sans le nommer et même l’instituer. Et le processus est déjà en cours sans pouvoir en dater son origine, ses sources sont nombreuses. L’image des confluences peut être utile pour penser cette forme émergente qui se révèle peu à peu. Elle agit d’abord en souterrain, par des liens aussi fins que des cheveux. Peu à peu, par capillarité les relations se tissent et à un moment, une forme apparaît, une conscience qu’il existe une puissance d’agir, une conscience qu’il peut être possible de travailler, de penser et de produire des politiques publiques sans être obligatoirement, ni technicien, ni élu, à l’image de la Charte pour le relogement votée par le conseil municipal de Marseille à l’unanimité le 17 juin 2019. Aujourd’hui, cette fabrique de la ville se révèle dans les travaux en cours autour du CoMU.
 
Le collège des maîtrises d’usage (CoMU), un espace en/de transformation.
Au sein du PPA, le collège des maîtrises d’usage (CoMU) est un espace de mobilisation, d’expression et de transformation, autonome et animé par un collectif regroupant, activistes, associations et habitant.e.s non organisé.e.s. 
Il se construit sur deux échelles. La première est au niveau macro, de l’ensemble du PPA et en lien avec les techniciens, l’AMO (assistance à maîtrises d’ouvrage) et les élus au sein du comité de pilotage. L’autre échelle se situe au niveau des quartiers. Cette échelle est une priorité car elle déterminera la capacité du CoMU à rester ancrer sur les territoires, en lien constant avec les premiers concernés et dans l’exigence de les accueillir régulièrement au sein du CoMU.
 
Une mobilisation des premiers concernés facilitée par des espaces de proximité.
A l’échelle du quartier, la mobilisation des premiers concernés est à la fois plus simple mais aussi plus riche en interaction. Simple, car en proximité des sujets et des questions exprimées par les habitants. Ils sont autant locataires de rares bailleurs sociaux du centre-ville ou souvent de marchands de sommeil que propriétaires « de bonne foi », terme qui les différencie de ces multi-propriétaires de taudis marseillais. Leur mobilisation part de leur situation singulière, souvent de leur colère ou exaspération. Leur mobilisation est donc plus simple à mener mais vers quoi ?
 
Riche en interaction car leurs intérêts sont divergents et touchent, en partie, des domaines de l’intime : le rapport à son logement révèle des dimensions affectives, psychologiques, financières ou simplement utilitaristes, en proximité de son travail. Comment alors reconnaître que le premier intérêt est d’abord un intérêt personnel et même pécunier ? Cela étant dit, comment alors passer d’un légitime intérêt personnel à un intérêt collectif et comment cette question d’intérêt peut être un levier et non un frein. Première tension à mettre en travail face à des institutions qui invoquent souvent, en préalable, la nécessité de ne reconnaître que la dimension d’intérêt général. 
 
Passer du légitime intérêt individuel à un intérêt collectif.
Commençons alors par questionner le processus qui permettra à des habitants ou habitués, de passer de la défense d’un intérêt individuel à une dimension collective. C’est l’un des premiers enjeux du Collège des Maîtrises d’Usages. Le CoMU est un espace ouvert, délibératif où l’animation des relations en son sein est le premier moteur de la dynamique. Cette animation est fragile comme la difficulté de créer les conditions d’un dialogue des savoirs, entre des savoirs académiques et techniques et des savoirs expérienciels et d’usages. Nous avons donc initié une première démarche pour rendre visible les ressources et savoirs que chacun peut partager.
 
Un dialogue des savoirs qui reconnaît d’abord les savoirs expérientiels
La fabrique de la ville s’inscrit nécessairement dans une dimension où la norme a une place prépondérante. Comment créer un processus où l’approche technique n’écrase pas tout ?  
Il y a donc des enjeux d’espace et de temps pour animer ces processus afin de ne pas laisser le dernier mot aux techniciens, qui au final, « ont notre confiance ! ». Or, malheureusement, dans les projets actuels ce temps manque cruellement. 
Arrive ici, le second enjeu qui est aujourd’hui un frein plus qu’un levier : le temps et notre disponibilité. Questionner le temps, les interactions, les espaces, les relations et les savoirs permettront de transformer ces possibles freins en leviers et en puissance d’agir.
Le CoMU sollicite des moyens matériels pour faciliter le travail, et tente de mieux s’organiser pour « optimiser » les disponibilités. Il travaille avec des écoles et universités pour s’appuyer sur des savoirs permettant de comprendre les enjeux et produire des rendus de qualités afin de mieux interpeler les institutions. 
Tout cela est en cours et il est nécessaire de conserver une démarche réflexive.
Les premiers risques sont de tomber soit dans le syndrome du « con-craie » (faire, et souvent faire-faire, par ce qu’il y a des urgences et plus le temps à faire de al philosophie, faire avec de la craie, et voir disparaître très vite les premiers écrits) ou du « des faits » (lister les actions comme des ré-actions, chacun dans son champ de « savoirs » et ne pas prendre le temps de les relier pour penser une stratégie).
 
Vers une démarche de capitalisation.
Le CoMU est une illustration d’une manière de fabriquer la ville, c’est à la fois une ambition démocratique, une innovation technique, et nous allons consacrer du temps à en analyser la boîte noire. Le processus est en cours. Il est passionnant car l’ensemble des parties prenantes, les institutions et maîtrises d’ouvrage, maîtrises d’œuvres et les nombreux partenaires sont conscients qu’il faut entrer vite dans une démarche de capitalisation où les savoirs de cette expérience sont les ressources de la transformation en cours. 
A suivre donc, dans les prochains épisodes.