Le philosophe Emmanuel Levinas écrivait que « toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme » (1). En ces temps où la politique étrangère comme la politique intérieure sont trop souvent en quête de boucs émissaires pour expliquer ce qui va mal, ces propos sont d’une grande actualité. La tentation de diaboliser l’autre, pour extérioriser le mal que l’on porte en soi, constitue le risque majeur de toute politique qui se veut généreuse. La pensée binaire qui divise le monde en bien et mal, en vrai et faux, en vice et vertu reste une pensée infantile incapable d’assumer la complexité et l’ambiguïté de l’être humain. S’il est important, au plan intellectuel, de distinguer le vrai du faux, le bien de mal, on tombe dans la confusion mentale et la violence aveugle lorsque l’on prétend classer les êtres humains au nom de ces valeurs, méconnaissant ainsi que chacun est porteur de la possibilité du meilleur et du pire.
Serions-nous alors condamnés à osciller entre deux attitudes : celle du détachement irresponsable de l’observateur amusé analysant les mauvaises fois de ses contemporains ou celle de l’action qui, au nom de l’efficacité, s’engouffre dans la pensée binaire brandissant l’étendard du bien et du vrai comme celui du mal et du faux. Pour sortit de ces deux impasses, écoutons encore un philosophe. Dans le passionnant Dialogue avec Alain Finkielkraut publié aux éditions Pauvert, le philosophe allemand Peter Sloterdijk écrit ceci : « Notre travail de civilisation commence ici : reformuler un code de combat impliquant le souci de l’ennemi. Qui ne veut pas être responsable d’un ennemi a déjà cédé à la tentation du pire. Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits ». (2)
Nous sommes là au cœur du projet de la démocratie tout autant que de celui de l’évolution spirituelle de l’être humain. L’ambition de la démocratie est de faire place en son sein à celui qui est considéré comme un adversaire, refusant d’en faire un ennemi absolu. L’évolution spirituelle de l’homme passe par la capacité d’assumer le mal qu’on porte en soi en cessant de le projeter sur les autres. Cela conduit à une éthique où je me découvre responsable de tous les autres. Et donc à accepter que celui que je pense porteur du mal ou de l’erreur continue à faire partie de la cité. Se découvrir responsable de son ennemi ne traduit pas l’abandon à une vague tolérance inefficace et sirupeuse, mais constitue un appel à ma responsabilité. Il ne s’agit pas de fuir nos engagements dans le refuge dans une improbable neutralité, mais de mener de front le combat contre l’inacceptable et nos propres complicités avec ce que nous dénonçons.
Il est très important que toute innovation sociale échappe à cette pensée binaire en évitant deux écueils : celui de n’être qu’une réalisation « exotique » du système et celui de s’enfermer dans une attitude sectaire qui se couperait de l’ensemble de la société. Entre la récupération par le système et le refuge sectaire, c’est l’invention de nouvelles médiations entre les personnes et la société qui ouvrent le champ de nouveaux possibles.
- Emmanuel LEVINAS : L’au-delà du verset. Lectures et Discours talmudiques Editions de Minuit Paris 1986 p.98
- Alain FINKIELKRAUT Peter SLOTERDIJK : Les battements du monde. Dialogue Editions Pauvert Paris 2003 p.74