Comment pouvons-nous unir nos forces ?

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La contre-attaque néolibérale initiée dans les années 70 a très bien fonctionné. On nous la vend comme une crise, mais bizarrement celle-ci réussit très bien aux riches et appauvrit les autres, comme l’a notamment montré Thomas Piketty il y a quelques années et tout récemment encore avec d’autres chercheurs le rapport Mondial sur les Inégalités.
Et malgré tous les évidents piétinements des droits humains et des dignités, ici ou ailleurs, on ne parle étrangement plus beaucoup de nos jours de rapports de forces, et encore moins de lutte des classes. Pourtant, n’est-il pas plus qu’évident que les groupes et les personnes qui concentrent l’essentiel des richesses (et la puissance qui va avec) ont réussi à asseoir un pouvoir colossal sur les institutions publiques (quand elles existent vraiment) et l’organisation du monde ? Comment croire que, sans combat politique, la simple multiplication et coordination des petites alternatives au modèle dominant puisse un jour faire basculer le monde vers d’autres possibles ? Qui peut croire que les puissants cèderont un jour gentiment la place et le pouvoir sans même qu’on leur demande, juste parce qu’ils sentiraient que leurs valeurs seraient mises en minorité ?
Face à ce raz de marée néolibéral, n’est-il donc pas plus qu’urgent de remettre à l’ordre du jour la question des rapports de forces ? Facile à dire bien sûr, car la deuxième moitié du XXe siècle a vu faner et s’émietter la puissance des mouvements sociaux qui depuis 150 ans avaient conquis de haute lutte tous les droits sociaux et dont l’apogée (en termes de droits et de redistribution) fut atteinte durant les « fameuses » 30 glorieuses. Globalement, depuis les années 1970-80, force est de constater que les outils classiques des luttes sociales (partis et syndicats) ont été incapables d’empêcher les évolutions néolibérales, ou même de les endiguer. Tout juste les syndicats ont-ils réussi parfois à retarder certaines régressions sociales… La chute de leurs effectifs (et de ceux des partis) en est-elle la cause ou la conséquence, c’est difficile à dire, mais ce qui semble en revanche certain, c’est que la plupart des citoyens français ne se retrouvent plus dans ces modes de luttes. Les origines de cette désaffection des outils de lutte traditionnels sont sûrement multiples : inadaptation face à la précarité qui s’étend, désillusions suite à la mort du rêve communiste et aux multiples trahisons des partis « de gauche », perte même de l’espoir en la possibilité d’alternatives au monde néolibéral ultra-dominant, sentiment d’impuissance face à l’ampleur des dégâts et des forces à combattre, pénétration des esprits par les valeurs individualistes véhiculées par le monde marchant,… Les causes des malaises de notre époque sont sûrement un mélange de tout cela et d’autres choses encore. Néanmoins, depuis presque 40 ans que non seulement nous subissons des défaites, mais qu’en plus tous les signaux sont au rouge et la situation en train d’empirer en permanence, il peut être pertinent de tenter un pas de côté et de nous observer, nous les membres de ce peuple de gauche qui sommes en désaccord profond avec les évolutions en cours. Car nous sommes tous très occupés, à raison, à dénoncer les aberrations du néolibéralisme, mais à concentrer ainsi notre attention sur ce qu’il faudrait changer dans le monde, nous en oublions de nous poser la question de ce qu’il faudrait éventuellement changer dans nos rangs. Rangs non seulement clairsemés, mais extrêmement divisés et subdivisés…
Il n’est pas question ici de dire que nous devrions tous oublier nos divergences pour nous unir dans la lutte. Pouvoir être tous d’accord sur tout est un mythe. Nous ne penserons jamais toutes et tous d’une seule manière ; heureusement. Si les oppositions d’idées et les conflits sont inévitables, il faut aussi avoir à l’esprit qu’ils peuvent être potentiellement fructueux et que la socio-diversité (le réel social en fait !) est à ce prix. Par conséquent, en ces temps de défaites à répétition, la question qui devrait nous préoccuper n’est-elle pas la suivante : comment pouvons-nous unir nos forces et nos résistances tout en étant différents (dans nos analyses, nos projets, nos idées…) et en respectant profondément ces différences ? Allons-nous pouvoir continuer longtemps à nous diviser ainsi et générer par là-même cette impuissance qui nous plombe tous ?
Nous avons à affronter en même temps deux exigences. Avoir une pensée politique qui prend en compte les rapports de force et envisage d’entrer dans l’arène politique. S’appuyer sur de nouvelles pratiques alternatives et respecter fondamentalement l’aspiration citoyenne à l’autodétermination ?
Beaucoup de militants s’interrogent sur ce qui pourrait permettre un changement d’échelle dans les luttes, sur ce qui permettrait enfin de s’opposer avec force au rouleau compresseur néolibéral… Et si la piste pour cela était à chercher dans nos rangs ? Nous autres qui nous revendiquons des valeurs de solidarité, d’égalité, de justice, de dignité, de respect de la planète… N’est-il pas aberrant que nous soyons autant divisés alors que les enjeux du présent vont jusqu’à la question de la survie même de l’espèce humaine ?
Sommes-nous si aveuglés par nos égos que nous nous focalisons sans cesse sur l’argumentation de NOTRE analyse, de NOTRE point de vue, au détriment de la recherche permanente de ce qui pourrait nous rassembler et de comment nous pourrions trouver de nouveaux modes de coopération qui respecteraient et transcenderaient nos différences ? Il ne s’agirait pas de créer des alliances de surface incapables de résister à la moindre tempête sociale, mais bien de passer un cap dans la maturité politique permettant de travailler et construire ensemble tout en acceptant d’être potentiellement en conflits (bienveillants ?) sur divers points. Il s’agirait, non plus de chercher une solution unique aux problématiques de notre temps, mais bien une combinaison de solutions, qui permettrait de respecter la fondamentale socio-diversité qui nous compose. Le tout épaulé par une méthodologie de l’expérimentation qui permettrait de confronter les pensées théoriques aux multiples replis du réel et, par ce va-et-vient permanent entre théorie et praxis, de faire progresser continuellement les mouvements contestataires.
Si nous rêvons encore un peu de sociétés meilleures, avons-nous d’autres choix pour les faire advenir que de nous rassembler et lutter ensemble ? En serions-nous incapables alors que nous avons pourtant des valeurs extrêmement proches, voir souvent identiques ? Au-delà d’une nécessité historique, pour pouvoir créer de véritables rapports de forces, ce rapprochement est aussi à comprendre comme une nécessité militante : comment concevoir des sociétés futures plus justes qui ne reposeraient pas sur la répression des personnes considérées comme réactionnaires, si déjà entre nous, nous ne sommes même pas capables de transcender nos divergences pour collaborer réellement et durablement ?… Alors ami.e.s militant.e.s politiques, zadistes, syndicalistes, membres de l’ESS, paysans bio ou pas loin, associatifs, ONGistes, collectifs divers et variés, transitionnistes, altermondialistes, écolos de tous poils, purs de durs et durs et mous, citoyens avec et sans étiquettes mais accrochés à l’éthique, si nous concentrions tous nos efforts à apprendre à transformer nos différences en dynamiques, nos divergences en synergies ? Pas pour créer un mouvement de béni-oui-oui, mais bien pour apprendre à se connaître, à ne plus avoir peur du conflit, à imaginer de solidarités croisées, des moyens de luttes communs et pour commencer à toucher du doigt ce que pourrait être une vraie société multiculturelle à tous les niveaux…

Michael Dif , 6 février 2018.