c’était mieux avant ?

CapitalismeVivre ensemble
 
 
C’était mieux avant ? Phrase tellement entendue ! Michel Serres, disparu le 1er juin 2019, combattait ce qu’il considérait être une idée reçue, dans ses interventions et ses articles, et y avait consacré un de ses derniers livres[1]. Alain Finkielkraut lui répondit, dans Le Figaro du 28 août 2018, sous la forme d’une longue litanie de faits  infirmant la thèse du Papa Gentil de la Petite Poucette, et concluant à la légitimité de la nostalgie ; à cet article répondait peu après dans le même journal celui de Luc Ferry, qui au contraire ratifiait, et même radicalisait l’argumentation du philosophe disparu. 
 
Une réponse qui dépend du point de vue adopté par l’observateur 
 
Ce débat a quelque chose de troublant du fait que, pris séparément, de chaque côté, les arguments semblent a priori irréfutables. Cela s’explique d’abord parce que le verdict, quel qu’il soit, ne peut s’exprimer qu’en termes de bilan. Les faits invoqués – le mieux, le moins bien, les progrès, les régressions etc – peuvent être distribués dans deux colonnes, et c’est la pondération qu’on leur applique implicitement qui fait  pencher d’un côté ou de l’autre la balance. Cette pondération est évidemment le produit de la subjectivité de chacun, elle-même conditionnée par ses préférences idéologiques. En d’autres termes, on choisit l’une ou l’autre réponse par  souci conscient ou inconscient de cohérence avec l’ensemble de ses opinions constituées. 
Pour élucider complètement la démarche, il importe de bien distinguer de quel point de vue on se place dans ce questionnement. Dans son émission « Répliques » sur France Culture du 20 janvier 2018, Finkielkraut recevait Michel Serres pour débattre directement de tout cela. Constatant leur accord sur les faits, celui-ci faisait observer que son hôte se plaçait presque toujours d’un point de vue « local », alors que lui se situait à un niveau « global », en utilisant des arguments quasiment quantifiables, c’est-à-dire traduits, ou traduisibles en données statistiques. On peut en effet distinguer l’approche distanciée de l’observateur s’en tenant aux grandes tendances objectivables, comme les progrès de l’espérance de vie, les avancées médicales, l’absence d’une autre guerre mondiale, le recul de la pauvreté à l’échelle mondiale, les commodités offertes par les nouvelles techniques, etc, et l’approche en terme de « ressenti », soit à partir de son propre vécu, soit à travers la façon dont on interprète les faits dont nous avons connaissance, ou les événements dont on est spectateur et que, le plus souvent, nous rapportent les médias. Cette seconde démarche se justifie, dans la mesure où, par exemple, la diminution de la mortalité ne change rien  à la façon de percevoir les choses des vivants, ou la diminution de la pauvreté dans des pays lointains n’affecte pas les sentiments des nantis d’autres contrées… Les statistiques n’ont jamais produit beaucoup de tristesse, ni davantage d’allégresse…   
Les limites d’une approche globalisante tiennent aussi à l’équivocité de tout changement ;  ce qui est progrès pour les uns l’est souvent au détriment du bien-être des autres, parfois pris dans le sens le plus égoïste, voire le plus misérable. La diminution de la mortalité routière a pour contrepartie des contraintes multiples pour l’ensemble des automobilistes (y compris ceux dont la vie a été épargnée grâce à ces mesures) qui ont anéanti le plaisir de conduire (idée qui paraît aujourd’hui incongrue, voire réactionnaire, et pourtant tellement répandue à la fin du siècle précédent !) ; la régression du  tabagisme n’a pas comblé de bonheur  les fumeurs invétérés ; l’érection de nouveaux appartements à loyers modérés ne transporte pas de joie les propriétaires des maisons résidentielles environnantes, etc. Cela est vrai même du point de vue symbolique ; comme la bien-pensance l’emporte, s’il n’est plus possible de railler les homosexuels, ou de pratiquer des plaisanteries machistes, et cela ne fait pas l’affaire des humoristes, ou même des amateurs ordinaires de grivoiseries…. 
Certes, les termes de telles comparaisons peuvent paraître disproportionnés, voire indécents, du point de vue moral, (c’est-à-dire encore une fois du point de vue des valeurs de  l’observateur extérieur) ;  cela n’empêche en rien le fait que c’est ainsi que les choses sont ressenties par l’immense majorité de nos contemporains, et ce sont des choses de ce niveau qui leur font dire que « c’était mieux avant » ; la police de la pensée, l’autocensure, ou l’auto-répression de certains comportements, pour vertueuses qu’elles soient, ne peuvent être considérées comme des plaisirs. 
Un signe à l’actif du bilan du « c’était mieux avant » : selon un sondage de la DREES de juillet 2016, en 2014 près de la moitié des personnes, qui probablement n’avaient pas lu Michel Serres,  estimaient que la situation de leurs parents au même âge était meilleure, alors qu’ils n’étaient que 36% à le penser en 2004 ; et ils n’étaient que 29% à penser le contraire, contre 42% dix ans avant.
 
La détérioration du bien-vivre est la conséquence  des politiques néolibérales, 
 
Mais faut-il nécessairement se placer du point de vue du « ressenti » subjectif d’un grand nombre de nos contemporains pour valider la thèse du « c’était mieux avant » ? Il n’en est rien, car il y a de sérieuses raisons de penser que ce « mal-vivre » croissant est au contraire le produit d’évolutions tout à fait objectives, qui pour l’essentiel sont des conséquences de la livraison de notre monde aux politiques néolibérales. Wendy Brown reprend et actualise le concept de « raison néolibérale » de Michel Foucault.[3] Cela aboutit au fait que le modèle général sur lequel s’alignent tous les mécanismes sociaux, les institutions, la consommation, les loisirs, les personnes elles-mêmes dans la gestion de leur existence est celui de l’entreprise, avec le but de valoriser le capital ; Tout est organisé, géré sur le modèle économique ; elle parle « d’économisation » de la société, qui déborde du concept de « marchandisation » parce que cela fonctionne même quand il n’y a pas de monnaie en jeu. La personne humaine est pensée comme un capital, qu’il convient de valoriser au maximum. La progression stupéfiante de la pratique du « quantified self » en est une manifestation spectaculaire : «  les adeptes du quantified self comptent sur eux pour gagner en performance et en bien-être ».[4] Grâce à des logiciels, ils peuvent suivre sur leur smartphone leur nombre de pas, leur tension cardiaque, mais aussi leur humeur, leur stress, leur consommation de café ;  cela va jusqu’à l’anneau pénien connecté mesurant les prouesses sexuelles. 
 
Le grignotage des petites libertés 
 
 Pour le dire simplement, l’efficacité devient l’impératif social catégorique ; de là vient ce grignotage des petits plaisirs, des petites libertés, des petites combines parfois, voire des petites déviances qui finit par entamer la simple joie de vivre. Quand la raison néolibérale s’impose, tout doit être rationalisé, et cela contamine l’ensemble de la vie sociale ; il ne peut plus y avoir de jeu (au sens mécanique du terme, c’est-à-dire du minuscule mouvement qui persiste entre deux pièces en contact) dans les rouages sociaux. Jeu entre légalité et illégalité (petits arrangements avec la règle…), dans le travail (fini les chahuts dans l’atelier… le temps est rationalisé !), dans les rapports avec l’administration (la RGPP est passée par là…), comme avec les entreprises de communication,  l’interlocuteur peu rentable est remplacé par les touches de téléphone à frapper pour accéder au renseignement (ou, parfois, à la personne – en principe – compétente , après moult tentatives ratées), les enveloppes à affranchir au lieu des enveloppes « T », l’impossibilité de trouver un bout de terrain vague pour y laisser sa voiture la journée, (parking payant incontournable ! l’espace est aussi rationalisé !), la nécessité désormais de payer pour rêver sur la place Saint Marc à Venise, les voyages professionnels qui étaient remboursés et ne le sont plus, les tarifs de l’avion qui changent à chaque tentative par internet, l’impossibilité, quand on l’a raté, de prendre le train d’après avec le même billet….la carte du magasin qui vous déclenche un crédit que vous n’avez pas demandé… toutes ces petites choses qui sont le tissu de l’existence ordinaire… myriade de minables mesquineries qui vous polluent l’existence… et qui… oui, n’existaient pas « avant » ! 
 
L’insécurité psychique générée par l’ubérisation de la société 
 
Un point mériterait d’être développé : dans le cadre de l’ubérisation générale de la société, on constate la substitution croissante de la location à la propriété. Elle est d’ailleurs privilégiée du point de vue immobilier (puisque n’entravant pas la mobilité des travailleurs, indispensable à ce capitalisme). Mais on retrouve cette substitution dans beaucoup de domaines : le streaming, pour la musique, ringardise non seulement les CD matériels, mais aussi l’achat de fichiers numériques. On commence à proposer des formules d’abonnement permettant de lire en ligne des ouvrages sans les acheter. Il est parfois difficile, dans les succursales de vente des grandes marques d’automobile, de connaître le prix des voitures, car seuls les prix de location sont affichés…. Là, comme ailleurs, les flux l’emportent sur les stocks. Or, il faudrait analyser en profondeur les conséquences de cette évolution sur les psychismes ; certes la propriété est souvent décriée, jusqu’à paraître à la limite immorale (le marxisme est passé par là !). Il faudrait reconsidérer cette institution sous d’autres angles ; à commencer celui du rapport aux objets. L’ethnologie, ou des travaux sur l’héritage[5] et sur le don nous enseignent qu’ils sont parfois le support d’une inscription symbolique forte des personnes, comme sils renfermaient le souvenir, voire une partie de l’âme de leur possesseur ; cette puissance symbolique confère une grande importance à leur transmission éventuelle. L’occultation de cette dimension contribue probablement au desséchement mercantile des relations humaines ; que l’on pense de ce point de vue à l’horreur que constitue la revente massive par l’internet des cadeaux de Noël ! Plus simplement, il faut penser à ce que coûte, en termes de sécurité morale, cet abandon de la propriété : la location place le consommateur sous la dépendance du prestataire de service ; une défaillance de sa part, ou un changement de logiciel – cas extrêmement fréquent sur l’internet – prive tout simplement le consommateur de la jouissance de l’objet (par exemple, les anciens CD- Rom ou DVD culturels de l’époque des premières versions de windows). 
 
La société du piège permanent 
 
Beaucoup de dimensions informelles des relations sociales se dissipent ; à leur place s’imposent des relations utilitaires, le plus souvent marchandes. Et que dire des relations virtuelles ? De l’internet ? L’envahissement de l’écran par les sollicitations marchandes à chaque clic, et surtout les pièges, toutes sortes de pièges. Nous vivons dans une société du piège permanent : l’article sur une pathologie qui se présente comme une réflexion désintéressée, et se termine invariablement sur une proposition de vente de médicament, le logiciel gratuit qui vous sollicite en permanence de passer à la « version pro » (payante), la période d’essai de l’abonnement à un journal qui se transforme sans préavis en abonnement payant, (suivie du  parcours du combattant pour se désabonner)… sans parler évidemment des boîtes mails piratées, et des messages frauduleux, dont les auteurs rivalisent d’ingéniosité pour amener le lecteur au clic fatal… 
De ce fait, ce sont des moments de relâchement, de détente qui deviennent impossibles, parce que dangereux : insouciance interdite ! « Ce monde numérisé génère un « stress » social de grande ampleur » écrit Renaud Vigne dans l’eccap Le sentiment d’insécurité latente déjà évoqué nous envahit ; alors évidemment, la posture qui s’impose à toute personne « normale » est celle de la méfiance, voire de la défiance,  et une tension en résulte dans toutes les interactions. On peut lire dans le rapport 2017 de  l’observatoire citoyen de la qualité démocratique :  À la question : « en règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on n’est jamais assez méfiant ? » que seulement 22 % des Français répondent : « il est possible de faire confiance aux autres ». Michel Serres signale lui-même la dégradation de la convivialité, lorsqu’il rapporte les paroles de son amie d’enfance, Yvette : « Oui, nous nous serions les coudes, nous nous parlions toute la sainte journée ; maintenant, nous vivons seuls »[6] 
 
Alors oui, c’était mieux avant. Mieux avant que la raison néolibérale n’impose ses normes ; que l’âme des personnes soient reconfigurées, non pas à l’image de la cité, comme le supposait Platon, mais à celle de l’entreprise, de la start-up, ou de la société d’investissement. De ce point de vue, le prototype de  l’homme parfait, celui qui est sommé d’advenir, c’est la créature totalement formatée à cette nouvelle logique, à savoir, le robot.  
Le robot est l’avenir de l’homme. 
 
Maurice Merchier 
[1] Michel Serres c’était mieux avant ! Editions Le Pommier, 2017
[2] Il faut toutefois admettre que cette question est un peu plus étroite que celle du « c’était mieux avant »
[3] Wendy Brown Défaire le démos : le  néolibéralisme, une révolution furtive Amsterdam (12 septembre 2018)
[4] Ils vivent sous assistance technologique 01NET n= 909 29 mai 2019
[5] Anne Gotman L’héritage PUF Que-sais-je ? 2006
[6] Michel Serres c’était mieux avant ! Editions Le Pommier, 2017, page 80