Brève histoire du luxe

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Les grandes mutations du secteur
Le luxe existait au moyen-âge à Venise aussi bien qu’à Constantinople, et déjà sous l’antiquité, à Rome, comme à Athènes. C’est dans le monde musulman que la parfumerie est née et s’est développée. La Chine ancienne, l’Inde, dès le troisième millénaire avant JC ont connu des civilisations somptueuses. On a retrouvé en Mésopotamie de remarquables céramiques, et, en remontant plus encore le temps on retrouve dans la préhistoire des objets de luxe.
Aux origines prédominaient les formes publiques du luxe. Il est alors le privilège du pouvoir impérial ou royal, avant d’être mis au service de la pompe républicaine. Très vite, cependant, ce sont les formes privées du luxe qui l’emporteront. Il a dès lors été un terrain de la rivalité entre des groupes sociaux dominants. Sous l’Empire romain, à l’époque des Antonins, les magistrats et sénateurs rivalisaient avec les « nouveaux riches », chevaliers, commerçants, banquiers, publicains… Pompéi a gardé les traces de ce luxe festif. Il est notoire également que s’il s’est globalement développé à la faveur de la croissance économique, il a été stimulé par les grandes crises : après la peste noire, au XIVème siècle, sous la Convention thermidorienne et le Directoire, en France, avec les « Merveilleuses » et les « Incroyables », après le tsunami au Japon plus récemment, mais aussi après notre crise de 2008… (1)
Les historiens s’accordent pour situer la naissance du luxe moderne aux XVIIème, XVIIIème siècles, c’est-à-dire à l’époque du mercantilisme. A l’époque de Louis XIV, sous l’impulsion de Colbert, des manufactures comme les tapisseries des Gobelins ou les verreries de Saint-Gobain ont pour finalité l’exportation de leurs produits, afin de drainer vers la France les matières précieuses qui circulent depuis la découverte et l’exploitation des mines d’Amérique. Encore faut-il se méfier d’une histoire un peu mythologique très franco-centrée : l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne, les Flandres ont aussi connu leur « âge d’or » du luxe.
Dans cette brève histoire du luxe, il faut signaler un changement majeur qui se situe fin XVIIIème-XIXème siècle : cela devient une affaire essentiellement féminine. Ce changement est qualifié de « grande renonciation masculine » par le psychanalyste anglais John Carl Flügel. Les hommes abandonnent talons hauts, dentelles, perruques et robes, et les femmes bourgeoises dépensent deux fois plus que leurs maris pour leur habillement. Mais c’est tout le contraire d’une émancipation ; il s’agit au contraire de l’assignation de la femme au devoir de plaire, et, comme il est montré dans la violence du luxe, d’être le signe de la réussite sociale de son mari.
L’âge d’or, dont l’épicentre est tout de même la France, se situe XIXème-milieu XXème… C’est dans cette période que s’est construite la représentation du luxe qui fonctionne encore aujourd’hui, alors que la réalité a assez radicalement changé. Pendant cette période se créent les « grandes maisons », qui vont devenir de grandes marques. C’est par exemple au XIXème qu’émergent Mauboussin (1827), Guerlain (1828), Hermès (1837), Cartier (1847), ou Vuitton (1854). Les boutiquiers deviennent empereurs ; ils ne vont plus au château ou chez le grand bourgeois, mais on se déplace pour aller chez eux. Leur statut s’assimile à celui de l’artiste. Ils produisent des séries limitées d’articles de haute qualité, impliquant une quantité énorme d’heures de travail hautement qualifié, la « griffe » (2) attestant de leur exceptionnalité. Début XXème, Coco Chanel va bouleverser la mode féminine, et contribuer à construire l’image de la femme « libérée ». Dans les années 50, Christian Dior, dont la maison de couture est fondée par Marcel Boussac, règne sur le vêtement de luxe. Les marques et les maisons françaises, regroupées dans le Comité Colbert représentent alors le quart du luxe mondial.
Avec l’évolution de la technique et des réseaux de communications, tout change vers la fin du XXème siècle. C’est d’abord la révolution du « prêt-à-porter », impliquant l’allongement des séries, et l’embauche de stylistes dont le nom ne correspond plus aux « griffes », qui cessent d’être confidentielles, et doivent s’adapter aux fluctuations de la mode. C’est aussi la diversification vers les accessoires, les parfums, la joaillerie, les sacs, et toutes sortes d’objets. C’est surtout le passage des marques aux groupes, avec notamment la constitution de LVMH (3) construit à partir de l’empire de Boussac, héritant notamment de sa pépite : Dior. Ce groupe est présent dans le champagne, les vins, la mode, les parfums, la cosmétique, la joaillerie, les montres… mais aussi la distribution et la presse (groupe Les Echos) ; il contient une multitude de marques. Son grand concurrent, François Pinault a fondé Pinault-Printemps-Redoute, rebaptisé Kering en 2013 ; un peu moins étendu, ce groupe – après s’être dégagé de la distribution – est néanmoins présent dans la joaillerie, la mode, les articles de sport, les parfums. La France concentre aujourd’hui la moitié des quinze marques les plus importantes.
Un changement d’échelle s’opère ; les techniques de commercialisation évoluent (vente par correspondance sur catalogue, puis par internet). Ces groupes s’intègrent à l’industrie de masse, sont gérés selon une logique financière, et s’orientent résolument vers les marchés mondiaux. L’ouverture de la Chine aux produits de luxe dont sont amateurs touristes et « nouveaux riches » est d’ailleurs une des causes majeures de l’essor du secteur depuis quelques années. Ce pays est devenu l’eldorado pour le luxe, d’abord par ses achats, puis par son ouverture aux entreprises des grands groupes du secteur. Mais déjà commencent à se développer des marques autochtones, attisant la concurrence internationale. L’Inde va suivre cette voie, et des marchés africains se profilent déjà à l’horizon. C’est toute la géographie du luxe qui s’en trouve bouleversée.
Les stratégies du secteur face aux exigences de la modernité
Cette évolution est incompatible avec le maintien des traditions. Les grandes marques sont menacées par la perte d’identité. Les grands créateurs (Christian Dior, Coco Chanel, Givenchy…) sont morts et remplacés par des directeurs artistiques qui se discréditent parfois dans l’outrance et la provocation, comme Galliano (4). Alexander McQueen se suicide en 2010. Mais, plus encore, les valeurs liées au luxe sont totalement contradictoires avec celles de la modernité.
La rareté des produits (impliquant la longueur des délais d’attente) est incompatible avec la communication de masse, et l’exigence d’immédiateté, constitutive du présentisme régissant les mentalités. Leurs prix exceptionnellement élevés sont impraticables compte tenu de la rationalité croissance des consommateurs, qui cèdent de moins en moins aux mirages de la consommation ostentatoire, s’en laissent de moins en moins abuser sur l’aptitude des produits à satisfaire leurs besoins, et usent sur internet des comparateurs de prix. Le prestige des marques est associé à leur durée, à leur immutabilité, voire à leur intemporalité. Or il faut maintenant transiger avec la mode, qui au contraire est basée sur un renouvellement rapide. Les collections se succèdent à un rythme accéléré. Il y a inflation du lancement de nouveaux produits ; le nombre de nouveaux parfums a doublé ces dernières années. Les groupes doivent céder au cercle vicieux des promotions, qui aboutissent à banaliser encore un peu plus le produit. Mais surtout, le luxe – dans son authenticité – est apriori radicalement impossible à une époque démocratique, individualiste, et imprégnée d’un populisme dont l’anti-élitisme est la caractéristique première, aucune catégorie de la population ne pouvant tolérer son éviction de ce marché, ni ne pouvant admettre qu’une classe privilégiée puisse y avoir un accès exclusif.
La logique historique est celle d’une disparition du secteur. Pourtant, on l’a vu, l’industrie du luxe se porte bien. Elle surmonte cette contradiction de plusieurs façons ; la stratégie générale est simple : il s’agit d’occulter cette quasi-disparition du « vrai » luxe, ou plutôt sa submersion/banalisation par la grande industrie pour maintenir le prestige de la marque, condition de la prospérité des firmes qui en dépendent, et, au-delà, sauvegarde de cette arme de guerre symbolique qu’il est resté, comme l’explique l’article violence du luxe
Cette occultation s’obtient pour commencer en recouvrant de la mystification d’une « démocratisation du luxe », parfait oxymore, ce qui est tout simplement une descente en gammes. C’est ainsi que l’on parle de « demi-luxe » , de « luxe abordable », de « nouveau luxe », de « super-premium » ou du néologisme « masstige » (5), quand il s’agit de produits banals, mais conservant la « griffe » qui permet de vendre tout de même un peu plus cher que les produits standards. La mystification confine à l’imposture lorsque l’on va jusqu’à invoquer « le droit au luxe ». Elle devient mascarade quand Galliano fait une collection « inspirée » par l’inventivité des clochards, ou quand Alexander McQueen a fait défiler pour Givenchy des mannequins handicapés. En fait, l’industrie du luxe repose maintenant sur une segmentation rationnelle des marchés et des clientèles.
Ensuite, par la vitrification du discours concernant le luxe. Cela débute par le déni du marketing (6) tout en le pratiquant méthodiquement (de façon certes plus subtile que la publicité de masse ordinaire, comme on va le voir). Cela se poursuit par l’invocation du maintien du travail hautement qualifié, qui n’est vrai que dans une petite minorité de cas, ou qui ne concerne que la finition de produits fabriqués par une main d’œuvre bon marché, en France ou sont sous-traités en Chine, au Maghreb, ou dans des zones franches. D’ailleurs, avant qu’elle ne soit patente, la profession a longtemps pratiqué le déni de la délocalisation.
Le recours à la société du spectacle est un autre vecteur de cette stratégie. On peut observer le phénomène de starisation des mannequins, dont le passage d’une maison à l’autre commence à être assimilable au mercato des footballeurs. Il faut voir aussi la vitrine du luxe qu’est le festival de Cannes. Tout est fait pour que les stars affichent leurs robes, leurs diamants, leurs sacs… Les vedettes du sport ou de la scène sont parfois invitées aux défilés de mode, voire y participent, et sont évidemment abondamment sollicitées pour les publicités classiques.
Un autre moyen de gommer la dimension mercantile de l’industrie du luxe est d’exhiber sa proximité avec l’art, et singulièrement l’art contemporain. L’interaction entre les deux mondes est ancienne. Déjà Louis Vuitton recevait chez lui Monet, Renoir ou Cézanne, au début de la IIIème République. Les couturiers, joaillers ou verriers sont présentés comme des artistes, et les créateurs sont souvent considérés – surtout par eux-mêmes – comme des génies. Les échanges vont dans les deux sens : les marques commanditent des œuvres, leurs dirigeants pratiquent le mécénat, les artistes promeuvent le luxe, et parfois même participent à la création de certains produits. Yves Saint Laurent a présenté des « robes Mondrian », et ses manteaux de soirée empruntaient des thèmes à Picasso, Braque, ou Van Gogh. Le champagne Pommery est partenaire de la FIAC à Paris, et assiste le centre Pompidou de Metz. L’aura de l’œuvre d’art rayonne ainsi frauduleusement dans le ciel du luxe.
Il faut enfin évoquer le branding, c’est-à-dire la modalité sophistiquée du marketing, que pratiquent les grandes marques (pas seulement celles du luxe), et qui prolonge directement ce qui précède ; il y a brouillage des frontières non seulement avec l’art, mais, de façon plus générale, avec la culture. Chaque grand groupe dispose de fondations, qui organisent des expositions. Il y a des musées de la mode, et des produits de luxe font l’objet de rétrospectives dans les musées d’art contemporain. Toutes ces démarches tendent à inscrire les marques dans une démarche patrimoniale, certes justifiée d’un point de vue historique, mais qui contribue à maintenir leur prestige, et leur fallacieuse exterritorialité par rapport au monde marchand.
Ainsi le luxe traverse toutes les époques, en s’y adaptant, en se régénérant sans cesse tout en gardant la référence à son âge d’or, qui correspond à celui d’une classe dominante en mesure de s’en arroger l’exclusivité. Mais la raison essentielle de cette permanence est qu’il correspond à un trait présent dans toutes les sociétés, qui lui-même se transpose de l’une à l’autre sous des formes différentes : la violence prédatrice. C’est l’objet de l’article violence du luxe.

1- après avoir subi lourdement la crise en 2009-2010, l’industrie du luxe est en plein essor depuis 2012.
2- inventée par Charles Frédéric Worth
3- Louis Vuitton-Moët Hennessy, dirigé par Bernard Arnault depuis 1984
4- qui fait scandale en créant une collection inspirée des clochards, et est éliminé en raison de provocations antisémites
5- contraction de masse et de prestige
6- Chez Hermès on affirme « chez nous on ne fait pas de marketing ». Chez LVMH on prétend se démarquer de « ceux qi ne cherchent qu’à faire du marketing », notamment du « marketing à l’Américaine »,