N°=33 Boucles de récupération 01/08/2020

CapitalismePublicité

Dans Le nouvel esprit du capitalisme ([1]), Luc Boltanski et Eve Ciapello ont montré comment le capitalisme se régénérait à partir des critiques émises contre lui. Par exemple, les critiques du taylorisme et de l’étatisme par les experts de la nouvelle gauche, dans les années 70-80 du siècle dernier ont pu être détournées et utilisées au profit de la flexibilité, de la remise en cause du droit du travail , et l’affaissement du syndicalisme. Où encore, le mouvement global d’individualisation se traduisit par la valorisation de l’autonomie, ce qui, dans l’entreprise, aboutit à un contrôle accumulé par les paires, puis par les dispositifs informatiques, l’individualisation des salaires, et la pression sur les performances individuelles; en un mot vers un degré supérieur d ‘aliénation.

Ainsi, chaque mouvement de transformation sociale ou culturelle provoque ce que les auteurs ont appelé «boucles de récupération», permettant au capitalisme diffusé à une phase nouvelle. On peut se demander si ce n’est pas ce qui est en train de se passer, avec la crise induite par le covid-19, absorbant elle-même en s’y combinant la crise financière de la décennie précédente. De nombreux signes en sont perceptibles, qui font craindre que des simulacres de transformations ne cachent en fait une régénération du capitalisme. Ce qui est en jeu, ce sont les représentations, les discours, les valeurs; tout se passe donc au niveau de la communication, dans la sphère des grandes marques, des agences médias des entreprises, des agences de publicité, et se cristallise élargie dans les secteurs du luxe et de la mode.

Des critiques se focalisant sur la publicité

La crise a exacerbé les critiques au système; elles sont à l’évidence une injonction de réaction par rapport aux dégâts induits par la logique du néolibéralisme, dont les relations avec la pandémie du coronavirus sont avérées, et surtout qui annoncent la catastrophe climatique liée aux sociétés peinent à répondre. Il est intéressant de constater que la publicité est devenue une des cibles privilégiées de ces critiques. Ainsi, en juin, 22 associations ont dénoncé dans un rapport influencé des dépenses publicitaires sur les comportements, en contradiction avec l’impératif de la transition écologique ([2]). On y dénonce le fait que le secteur de l’automobile est le premier investisseur publicitaire du pays, dopant les ventes des 4/4, pick-up, et SUV, comme les voyages courts en avion. Au dela,
De la même façon, la Convention citoyenne a émis dans ses conclusions d’abondantes critiques de la publicité, et, comme le rapport cité, a émis beaucoup de propositions pour la limitation et la réglementation. Le ministre de l’Economie Bruno Lemaire a lui-même annoncé que «le nouveau capitalisme nécessite une nouvelle publicité».
Ces critiques renforcent forcément la méfiance que les consommateurs nourrissaient déjà vis-à-vis des marques. Selon une étude Viavoice, 66% d’entre eux pensent ainsi que ce que communiquent les marques ne correspondant pas à la réalité. De ce fait, il devient impératif pour les marques et les agences de publicité de modifier assez radicalement leurs stratégies de communication, afin de s’adapter à l’évolution des mentalités, ou, mieux, pour elles, de l’exploiter pour en tirer parti et mieux rebondir. Il est intéressant de tenter de saisir les grandes directions dans cette communication.

L’affichage d’une nouvelle éthique face à la crise

Le mécanisme général de la communication des entreprises, par le truchement des agences médias, est de prendre acte des nouvelles contraintes induites par la crise, le covid-19 et les menaces climatiques pour initier de nouvelles pratiques, maquillées en progrès social, environnemental, culturel , ou humain, mais qui en fait ont pour véritable but de relancer les affaires, et, globalement, de faire advenir une nouvelle variante du capitalisme.

L’affirmation d’une volonté de changement, face à la crise, commence par l’affichage de nouvelles stratégies internes aux entreprises. C’est d’abord le souci posé d’une priorité au maintien de l’emploi, alors que se multiplient les «plans sociaux». C’est aussi l’adoption du télétravail par celles qui peuvent le faire; celles qui ont adopté en période de confinement vont s’efforcer de le garder. Cette fois, ce n’est plus la nécessité mais le souci de permettre un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée qui est mise en avant. Les soi-disant effets vertueux de cette nouvelle pratique dans de multiples domaines, comme l’aménagement du territoire, sont amplement développés. La véritable motivation de ces entreprises est en fait de retrouver un haut niveau de productivité.
C’est encore la mise à profit de la montée du numérique, consécutive à la pandémie. L’aide qu’ont pu fournir les techniques du numérique pour maintenir le lien social pendant cette période difficile est invoquée (ce qui n’est pas faux), pour légitimer le numérique dans son ensemble, et amplifier les ressources que cela offre aux médias publicitaires, tout en masquant l’énorme problème environnemental et énergétique que pose la 5 G, notamment. Le boom du e-commerce (hausse de 32% des transactions en ligne du fait du confinement) et la conversion de nombreux séniors à cette pratique sont pour les firmes autant de perspectives d’amélioration de leurs résultats.
Les bonnes intentions sont proclamées partout dans ces secteurs; le souci de sobriété amène les marques de luxe à annoncer la réduction du nombre de «Fashion Weeks» dans l’année; on y invoque des «défilés plus intimes». On y affirme à qui veut l’entendre que le temps est révolu du bling et du tape-à-l’œil, et on fait profil bas en annonçant un mode plus sobre, minimaliste, et plus couvert. Le groupe Kenig prône «un luxe durable». Pourtant, le succès de cette entreprise est fondé sur la volonté de distinction des élites par la consommation de produits de luxe, notamment dans les pays émergents. LVMH annonce renoncer aux «défilés croisières».

Au-delà de la publicité traditionnelle, la stratégie des marques consiste à investir le champ de la culture, afin de se légitimer et de s’ancrer dans les représentations. C’est bien ce qui s’opère en ce moment, de façon spectaculaire; les stratégies de communication du marketing cohérent à en rajouter pour ce qui est de l’adhésion à «l’air du temps».
L’air du temps est d’abord celui de la réflexion, du débat de société, de la culture, précisément; Prada pose chaque semaine des questions sur le monde dans «Possible Conversations»; Dior diffuse des podcasts d’entretiens sur l’art et le féminisme; des artistes engagés sont réquisitionnés pour ces démarches. Saint Laurent évoque Guillaume Appollinaire, Françoise Sagan et Marguerite Duras sur Instagram.
L’inscription dans le «politiquement correct» est active, à propos des grands débats du moment. Plusieurs grands groupes ont apporté leur soutien au mouvement «Black Lives Matter»; des entreprises comme Google invitent leur personnel à des séances de formation sur la diversité.
A l’époque des «fake news», l’impératif de vérité est abondamment convoqué; les marques affirment leur volonté de reconquérir la confiance des consommateurs. La réalité doit l’emporter en matière de prix, de conditions de travail, d’écologie. Le parallèle avec l’exigence de vérité pour le bon fonctionnement de la démocratie est parfois évoqué. Cela est attribué par les agences comme une exigence de la «publicité nouvelle». Cette volonté de reconquête de la confiance est évidemment sensible en ces temps de défiance. L’importance de la presse dans ces perspectives est l’occasion d’affirmer le caractère incontournable de la publicité pour ce qui est de son financement. En effet, les recettes publicitaires se sont effondrées d’environ 2/3.
En ces temps de fragmentation avérée du corps social ([3]), les valeurs civiques, la solidarité, l’empathie sont abondamment sollicitées. Canal + a permis un moment d’accès gratuit à sa chaîne, et la MAIF a restitué 100 millions d’euros (économisés par la baisse du nombre d’accidents) à ses adhérents, tout en invitant à les reverser vers des causes humanitaires. Les grandes marques se lancent, comme Chanel, dans la confection de masques, la fabrication de gel hydroalcoolique, ou le financement d’imprimantes 3D. Elles n’hésitent pas à appeler à l’idée de «communauté» ou à évoquer les «communs» .Mais les directions géographiques vers cette générosité s’oriente sont de nature à induire le soupçon que les soucis d’expansion commerciale ne sont pas absents:
Ce positionnement «correct» peut aller, autre tendance connue, jusqu’à l’auto-flagellation et la repentance. Cela implique l’adhésion au mouvement antiraciste. Le groupe Quaker Foods prend sa retraite l’image de «mammy» (caricature de la nourrice noire) de ses publicités. La multinationale Mars qui acquiert la marque de riz Uncle Ben’s s’engage à faire évoluer sa marque. L’Oréal renonce aux produits de dépigmentation destinés à blanchir la peau.
Plus encore, les communicants peuvent chanteur la rébellion antisystème. Là, on est au cœur de la «boucle de récupération». Au-delà du simple souci de sobriété évoqué plus haut, «la mode se rebelle contre la frénésie des Fashion week», titre l’internaute (source AFP) du 26 mai. Ainsi cette pratique est vilipendée par leurs propres instigateurs! Saint Laurent Gucci annonce renoncer à ce rituel; le directeur artistique italien de Gucci, Alessandro Michele dénonce “la tyrannie de la vitesse”, “les deadlines imposées par les autres qui génèrent d’humilier la créativité” et “la performativité excessive qui n’a plus raison d’être”.
Les communicants vont jusqu’à mettre les masques au service de la collapsologie, Marine Serre ou Balenciaga en proposant une esthétique inquiétante, évoquant des planètes interconnectées, des nouvelles communautés dans un univers en décomposition. Christa Bösch et Cosima Gadient font apparaître un monde postapocalyptique, avec des femmes aux tailleurs brûlés, et des combinaisons ou robes en maille semblant rescapées d’une explosion.

Ainsi les marques s’approprient-elles les discours dominants du moment, y compris les discours protestataires, sans pour cela changer en profondeur leurs pratiques commerciales. Tout cela recouvre en fait la recherche de profitabilité.

Les masques: condensation de toutes ces boucles de récupération

La question des masques a rapidement débordé des simples considérations médicales. De façon flagrante la démarche consumériste se dissimule derrière des considérations éthiques ou sociales. La mode s’est rapidement emparée de cette nouvelle production. Elle s’est pour cela abritée derrière des considérations culturelles; les allusions aux cultures orientales sont fréquentes; la recherche esthétique s’y combine avec les objectifs d’efficacité hygiénique. En s’inspirant des traditions asiatiques, les concepteurs de masques recherchent les façons de s’exprimer et d’interagir à travers eux. Le recours à la personnalisation est un moyen privilégié de ne pas remettre en cause le mouvement d’individualisation.

C’est encore l’occasion de s’inscrire encore une fois dans «l’air du temps», en valorisant le retour à l’artisanat et à la création locale, ou au «do it yourself», en proposant des patrons pour que les gens se les fabriquent seuls.Il va de soi, enfin, que le masque connecté serait inventé; c’est fait: celui de Led Matrix intègre un écran destiné à afficher toutes sortes de messages ou d’animations. Il se programme via une application pour smartphone. ([4])

La préoccupation mercantile est évidente; Virgil Abloh propose plusieurs types de masques à 86,95 € l’unité. Le masque Fendi est à 190 euros, et s’est trouvé en rupture de stock. La tentation d’apposer un logo sur le masque est forte, et finira par l’emporter si son usage obligatoire dure. De ce fait, le masque est probablement en train de devenir un marqueur social et identitaire, comme tout autre objet de consommation.

Tout cela confirme que c’est sur le terrain de la culture, au sens le plus large, que se joue l’avenir des marques et de leur emprise sur la société. Cela renforce l’argument que c’est par la conquête de l’hégémonie culturelle théorisée par Gramsci que se joue l’avenir du monde. Il est à craindre que faute d’une réelle prise de conscience de cela par les forces d’opposition, ce combat, comme celui des années 70-80 analysé par l’ouvrage de Boltanski ne soit perdu d’avance.

Maurice Merchier

[1] Le nouvel esprit du capitalisme, avec Ève Chiapello, Paris, Gallimard, coll. «NRF essais», 1999
[2] rapport «Big corpo, Encadrer la pub et infliger des multinationales: un impératif écologique et démocratique» coordonné par Renaud Fossard
[3] Voir les travaux de Jérôme Fourquet, notamment L’archipel français Seuil 2019
[4] 01NET 930 20 mai 20
 

 
La prochaine lettre d’information, n ° = 34 sera publiée début septembre