Aux origines du technocapitalisme

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Renaud Vignes est Docteur en Sciences économiques, Maître de Conférences associé à l’Institut Universitaire de Technologie d’Aix-Marseille Université. Il conseille par ailleurs des jeunes entreprises innovantes en matière de stratégie. 
 

À la fin du siècle précédent, bien plus qu’un simple projet managérial, l’arrivée massive du numérique va faire basculer le monde dans un nouveau mode de régulation. Celle-ci reprend le projet néolibéral « d’adapter » l’espèce humaine grâce au marché et au droit et va lui ajouter une promesse technoscientifique capable de résoudre enfin tous les problèmes qui se posent à une société de progrès. Ainsi, avec la naissance de ce que nous appelons le technocapitalisme (1), le monde va être entrainé sur des chemins inexplorés jusqu’alors.

L’accélération sociale acte l’échec du libéralisme classique
Le 12 août 1908, l’industriel américain Henry Ford présente la première voiture produite en grande série : le modèle T. Dans les vingt années qui suivent, l’entreprise Ford Motor va en vendre 15 millions d’exemplaires. Dans son sens le plus général, ce que l’on appellera « le fordisme » peut être considéré comme la matrice d’une double révolution : la société de consommation et la mondialisation industrielle. C’est lors du congrès Lippmann, en 1938 que sera tiré l’enseignement majeur de cette modernité par le constat de la fin du libéralisme classique qui, dans un monde devenu trop complexe, trop rapide et trop lointain pour homo œconomicus, n’est plus en capacité de résoudre le grand problème posé à toute société : faire tenir ensemble ses composantes. C’est ainsi que va naître une nouvelle doctrine politique : le « néolibéralisme » qui se donne pour objectif de « réajuster » les hommes aux nouveaux rythmes du monde. Pour ce faire, elle va proposer d’abandonner le laisser-faire libéral pour le remplacer par une gouvernance d’« experts » et un ordre juridique de plus en plus invasif qui accompagnera une politique active de dérèglementation financière. Il faudra attendre quarante ans pour que, à la fin des années 1970, cette politique commence à se déployer dans nombre de pays développés avec comme principales conséquences la montée de l’individualisme et l’affaiblissement de toutes les composantes de la société (famille, religion, syndicat, voisinage, etc.). La grande idée est que d’un côté, on acte l’individualisme comme principe de comportement ; et, de l’autre, on demande à la bureaucratie juridique et normative d’assurer la cohérence du tout. Progressivement, l’ambition politique ne va plus être de lutter contre les inégalités, mais de permettre à chacun d’y accéder. Se dessine alors un concept nouveau : l’État de droit qui est censé accompagner une nouvelle forme de société basée sur la promotion de l’individualisme et la satisfaction du moindre désir. Cette pensée devient tellement dominante qu’à partir des années 1980, tout homme politique, tout intellectuel doit choisir entre deux options : travailler dans ce cadre ou s’expliquer sur les raisons de ne pas le faire.

Et le capital devint abondant
Si le technocapitalisme a pu s’imposer aussi rapidement c’est parce que la grande déréglementation financière débutée à la fin des années 1970 a permis une accumulation du capital qui a rendu inévitable la spéculation. Les marchés financiers prirent le relais des banques et devinrent la principale source de financement des entreprises. Surtout, l’argent fut de plus en plus détourné de l’économie réelle pour s’investir dans des activités spéculatives. En 2013, l’Institut de recherche et d’information économique de Montréal soulignait : « Dans la logique financière, le capital n’a plus à passer par le détour de production pour fructifier ; sa simple circulation engendre une création de capital neuf. (…) C’est la spéculation qui fait augmenter la valeur d’un actif ». Dans le même temps, et pour augmenter l’épargne des entreprises, de grandes politiques continues de baisses d’impôts furent engagées ce qui assécha les capacités d’investissement public. En conséquence, dans tous les pays, les encours de la dette publique explosèrent. Endettement qui, à son tour, vint gonfler le caractère spéculatif du capitalisme moderne. Commentant la réaction de nos dirigeants à la progressive paralysie de l’économie mondiale lors de la crise du Covid-19, Eril Brynjolfsson (professeur au MIT) écrivit ce tweet : « Cette crise nous a appris une chose, à savoir que si les Martiens attaquaient la terre, notre première réponse serait de baisser les taux d’intérêt ». Derrière cette plaisanterie se cachait le nouvel esprit du capitalisme : pour répondre aux dysfonctionnements du monde, la finance, toute la finance, rien que la finance ! Dans le capitalisme industriel, le capital financier était rare. Cinquante ans plus tard, avec plus de 15 000 milliards de dollars d’obligations d’État qui se négocient à des rendements négatifs, la nature des raretés dans l’économie a radicalement changé. Le capital financier est désormais surabondant. À l’inverse, les capitaux naturels, sociaux et humains sont en pénurie. C’est à cette nouvelle gestion de la rareté que sont confrontés nos dirigeants. En cinquante ans, notre modèle est passé de performant à sous-optimal et fausse désormais le rôle des entreprises dans la société en en faisant un moteur d’inégalités et de dégradation de l’environnement, et en les aveuglant sur leurs choix économiques et sociaux. 

Le technocapitalisme, un projet total
Dans « Aux sources de l’utopie numérique » (2), Fred Turner raconte comment se sont progressivement rapprochées les croyances et valeurs issues de la contre-culture américaine, le mouvement technoscientifique qui se répand à San Francisco et la croyance libertaro-capitaliste qui émerge dans les années 70. Le rapprochement de ces trois mondes fit entrer nos sociétés dans l’ère digitale. Initialement poussée par un mouvement de révolte puissant contre l’ensemble des institutions, la contre-culture américaine porta très haut le rêve d’un monde émancipé des contraintes tayloriennes de l’après-guerre, monde qui façonna les premiers usages d’Internet. Les hippies croyaient dans l’individu, son esprit, sa créativité. Ils s’intéressaient à la conscience individuelle, à la place de l’homme dans la nature. Ce mouvement était tiré par une véritable mystique qui le rapprochait de certaines démarches systémiques au sein desquelles la cybernétique jouait un rôle important. Ils ne croyaient pas à la capacité de la politique à transformer le monde en la matière ils voyaient dans la vie communautaire un levier de transformation bien plus puissant. Dès les années 70 des liens se tissèrent entre ces communautés et le monde technoscientifique californien. C’est ce que nous explique Eric Sadin (3) qui voit renaître cette utopie communautaire initiale grâce à l’avènement de l’informatique personnelle. À la fin du siècle précédent, bien plus qu’un projet managérial, l’arrivée massive du numérique va faire basculer le monde dans un nouveau mode de régulation : la régulation technocapitaliste. Celle-ci reprend le projet néolibéral « d’adapter » l’espèce humaine au contexte d’une vie accélérée, mais avec des moyens différents et beaucoup plus radicaux qui s’inscrivent dans un projet qui nous saute aux yeux aujourd’hui : la connexion généralisée de la population.

Il est urgent de proposer une analyse des causes qui ont conduit nos sociétés libérales à accepter de nouvelles formes de régulations toujours plus intrusives. Au cœur de cette grande transformation, la prise en main de notre temps par les géants du capitalisme moderne vise à rendre l’existence des individus « conforme » à cette idéologie technolibérale. C’est ainsi que notre destin semble nous échapper. Comme dans un bolide, les logiciels et les algorithmes qui pilotent le monde technocapitaliste sont les seuls à bord ! Pour changer de cap, nous devons en appeler à une vie économique rénovée, grâce à laquelle les citoyens redeviendront enfin les agents du changement. Celui-ci ne se limitera plus seulement à une participation politique épisodique pour défendre un État de droit devenu le simple défenseur des désirs individuels, mais concernera une pluralité d’autres dimensions contributives : sociale, civique, etc. On voit de la sorte se dessiner un « monde d’après » où chacun pourra se réapproprier ce qui n’aurait jamais dû lui échapper : l’espace et le temps.

 

(1) Renaud Vignes, L’impasse. Essai sur les contradictions du capitalisme moderne et les voies pour les dépasser (Citizen Lab 2018).

(2) Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique: de la contre-culture à la cyberculture : Stewart Brand, un homme d’influence (Caen: C & F, 2013).
 
(3) Eric Sadin, La silicolonisation du monde: l’irrésistible expansion du libéralisme numérique (Paris : Éditions L’Échappée, 2016).