L’autonomie du système technique

CapitalismeTechnosciences
Daniel Cérézuelle écrit que Jacques Ellul et Bernard Charbonneau « ont été probablement parmi les premiers, bien avant Heidegger, à donner à la technique un rôle central dans la transformation du monde moderne et en faire une critique radicale au nom d’une exigence de liberté » (Cérézuelle, 2019, p. 80). Dans un texte de 1935, ces deux auteurs constatent que la technique domine l’homme et toutes ses réactions et que la politique est impuissante à la contrer. « L’autonomie [de la technique] se manifeste à l’égard de la morale et des valeurs spirituelles. La technique ne supporte aucun jugement, n’accepte aucune limitation… Elle peut donc tout faire. Elle est vraiment autonome » (Ellul, 1954, p. 121). La technique, ce ne sont pas seulement les machines mais la recherche dans tous les domaines de la méthode la plus efficace. La technique nous soumet à un processus de transformation sociale que nous ne maîtrisons pas. Daniel Cérézuelle (2019, p. 80) écrit : « La technicisation du monde, tout comme le déploiement de la logique capitaliste, s’effectue hors de notre maîtrise… selon un processus qui a sa logique propre. » Il n’y a jamais eu de débat pour savoir si l’agriculture industrielle était préférable à l’agriculture paysanne traditionnelle. Au nom de la recherche de l’efficacité maximale on a introduit au fur et à mesure, sans en apprécier les multiples conséquences, toutes les techniques concernant la mécanisation, les engrais, les pesticides qui font système et augmentent la productivité par homme au travail en entraînant une dévastation des sols (par les entrants chimiques et la mécanique lourde), l’empoisonnement des consommateurs, le ravage des paysages et la désertification des campagnes. D’innombrables autres exemples pourraient être pris de l’introduction de nouvelles techniques au nom de l’efficacité dans un domaine particulier sans prise en compte de leurs effets d’ensemble.
 
Daniel Cérézuelle, dans sa présentation des travaux de Jacques Ellul, indique que le premier versant sociologique de son œuvre « est consacré à la contradiction entre d’un côté les valeurs chrétiennes de liberté, d’autonomie et de responsabilité et, d’un autre côté, les orientations productivistes, étatistes et technicistes qui caractérisent la société de son temps » (Cérézuelle, 2019, p. 78). Éric Sadin, en 2016, dans son livre La silicolonisation du monde, se réclame d’Ellul et souligne qu’en son temps il n’y avait pas encore la soumission du scientifique aux entrepreneurs et aux puissances financières. Il souligne aussi le conflit des valeurs : « […] ce sont les principes fondateurs de l’humanisme européen, affirmant l’autonomie du jugement et le libre choix et introduisant […] le principe de responsabilité et le droit des sociétés à décider en commun de leur destin, que l’esprit de la Silicon Valley a détruits en l’espace d’une génération et à une vitesse exponentielle » (Sadin, 2016, p. 30). 
 
Cependant, il n’y avait aucun fatalisme chez Ellul. Quand il parlait de l’autonomie de la science et de la technique, il ne signifiait pas leur indépendance. Leur autonomie actuelle est un fait social, qui dépend des attitudes et des valeurs de notre époque. Il n’en a pas toujours été ainsi. D’autres modèles sont concevables. Alors qu’aujourd’hui la recherche de l’efficacité maximale est le critère dominant, on peut espérer que science et technique soient demain soumises à des considérations éthiques ou spirituelles.
 
Guy Roustang

L’autonomie du système technique (Extrait de Nouvelle Revue de Psychosociologie N°28, automne 2019.