Au-delà de l’emploi, quelles activités ?

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Au-delà de l’emploi, quelles activités ?

L’appel des 150 personnalités de mai 2016 pour remettre au cœur du débat public la réduction de la durée du travail y voyait non seulement un moyen de réduire le chômage mais aussi de vivre mieux et de « reprendre la marche en avant du progrès social et sociétal en favorisant des modes de vie plus équilibrés et plus respectueux de l’environnement ».

« Au-delà de l’emploi », était le titre d’un rapport pour la Commission des communautés européennes publié en 1999 dont Alain Supiot était le rapporteur général. Il considérait que des tâches non professionnelles (éducation, tâches domestiques, vie communautaire) devaient être considérées comme de vrais « travaux ».  Il soulignait que les formes non marchandes de travail étaient les plus vitales pour l’humanité : « la société ne pourrait survivre plus de quelques jours à l’interruption du travail, qui dans la sphère domestique, assure la vie quotidienne » (p.86). Une page Idées du Monde du 5 janvier 2017 était intitulée « Le travail au-delà de l’emploi » en indiquant que sur 100 heures travaillées la moitié s’effectue sous des formes domestiques, associatives ou collaboratives.

La question de l’emploi doit être resituée dans une problématique plus générale. Prenons enfin au sérieux la mise en garde d’Hannah Arendt qui date d’une soixantaine d’années à propos de la montée de l’automation. « C’est une société de travailleurs que l’on va libérer du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté ».

Les anciens considéraient qu’avoir des esclaves permettaient d’être libérés des tâches imposées par les nécessités du quotidien pour se consacrer à la vie de la cité, à l’action avec les autres ou au loisir (l’otium pour les latins ou la skolé pour les grecs). Mais ne nous y trompons pas, il n’y a aucune tonalité de frivolité dans ce loisir, il faut s’y préparer. Selon le dictionnaire Bailly grec-français, la skolè signifie proprement arrêt, d’où le sens notamment de repos, loisir, occupation studieuse, étude, lieu d’étude, école. Hannah Arendt rappelait que K.Marx n’était pas loin de cette pensée des anciens. Il considérait qu’il faudrait que le travail soit aboli pour que le domaine de la liberté supplante le domaine de la nécessité, car la liberté ne commence que lorsque cesse le travail déterminé par le besoin. Et elle écrit : « Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l’Athènes de Périclès qui dans l’avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain n’aurait pas besoin d’esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes ».

Quant à Keynes dans sa « Lettre à ses petits-enfants » il avait bien vu la difficulté que nous aurions à ne plus faire de l’emploi, du travail salarié le centre de notre vie. En 1930, Il considérait qu’un siècle plus tard, (nous n’en sommes pas loin) grâce au progrès technique et à la productivité du travail, il suffirait de 3 heures par jour ou de 15 h. par semaine pour satisfaire nos besoins essentiels. Mais écrivait-il « la lutte pour sa subsistance a toujours été jusqu’à présent le problème le plus absorbant de la race humaine… nos impulsions et nos instincts les plus profonds se trouvent tournés vers la solution des problèmes économiques ». Si bien que « l’homme moyen devra se débarrasser en quelques décades de ce qui lui fut inculqué au cours de générations multiples… Ne faut-il pas s’attendre alors à une dépression nerveuse collective ? »

Keynes espérait cependant que nous saurions honorer « ceux qui sont capables de nous apprendre à cueillir chaque heure et chaque jour dans ce qu’ils ont de meilleur et avec le plus de vertu, les personnes adorables, qui savent jouir de toutes choses, des lys des champs qui ne peinent pas… ».

Pour sa part, Charles Péguy distinguait le travail nécessaire à la vie corporelle de la cité et le travail désintéressé. Face au mauvais infini de la croissance et de la consommation indéfinie, si nous suivons son utopie dans « Marcel, De la cité harmonieuse », nous attacherons toute l’importance voulue au travail désintéressé « puisque le travail à faire, individuel ou collectif, en art, en science et en philosophie est indéfini ».

Pour l’instant la traduction en politique des utopies de Marx, Keynes ou Péguy ont été éphémères. Après les accord Matignon de juin 1936, le ministre de l’Économie nationale exprimait ainsi l’esprit des lois fixant la durée hebdomadaire du travail à 40 heures et instaurant 15 jours de congés payés : « faire bénéficier les travailleurs des progrès des sciences et de la technique…leur assurer ainsi…à coté de leur vie de travail…une vie de loisir, c’est-à-dire une vie de liberté, d’art, de culture, une vie plus humaine et plus belle ».

Voici aussi ce que disait le ministre éphémère du temps libre de 1981 : « Si la révolution technologique n’est pas compensée par une volonté politique volontariste, déterminée, puissante et à long terme, touchant au temps libéré… alors nos sociétés démocratiques s’affaibliront, et les exclus – jeunes et anciens – pourraient bien n’avoir d’autre recours que dans la violence ou dans les thèses d’extrême droite avec leur cortège de racisme et d’antisémitisme ».

On se soucie à juste titre de voir l’Éducation Nationale préparer à la vie professionnelle afin que chacun ait un emploi qui lui assure de quoi vivre. Mais à une époque où les machines et les robots peuvent faire le travail qui était imposé aux esclaves dans l’antiquité, il est grand temps de reconnaître que l’éducation doit préparer tout autant au vivre ensemble dans la cité, à la politique. Ce qui suppose que l’école veille « à ce que chacun apprenne à s’écouter, à débattre, à respecter la parole de l’autre, à coopérer pour édifier une société porteuse de plus de civisme et d’humanité » voir Alain Caillé/Les convivialistes. Eléments d’une politique convivialiste. P.105.

Guy Roustang