Accords et Désaccords sur la vision du revenu d’existence développée par T. Piketty

Revenu d'existence
T. Piketty fait en matière de revenu d’existence deux propositions : un revenu de base pour les bas salaires complété par un système de garantie de l’emploi (Green New Deal) et une dotation inconditionnelle versée au jeune adulte pour que chacun bénéficie d’un capital de départ (ces propositions sont détaillées dans un autre article). Avant de rentrer dans le vif du sujet et de discuter ces deux mesures (C &D), nous allons mettre en débat sa vision politique en soulignant d’une part nos points d’accord (A) puis en exposant nos points de désaccord (B). 

A. Des objectifs commun: l’approfondissement démocratique par la réduction des inégalités et la délibération. 
Comme Thomas Piketty nous pensons que la solution aux situations de crise multiple que nous connaissons ne passe pas par le gouvernement des experts mais pas l’intelligence collective qui trouve son expression dans la délibération de tous dans l’espace public : « En particulier, le journaliste et le citoyen s’inclinent trop souvent devant l’expertise de l’économiste pourtant fort limité, et se refuse à avoir une opinion sur le salaire et le profit, l’impôt et la dette, le commerce et le capital. Or, il ne s’agit pas de matières facultatives pour l’exercice de la souveraineté démocratique. Surtout, ces questions sont complexes d’une façon qu’il ne justifie aucunement leur abandon à une petite caste d’experts, bien au contraire. La complexité qui est la leur est telle que seule une vaste délibération collective, fondée sur les raisonnements, les cheminements et les expériences de toutes et de tous, peut nous permettre d’espérer quelques progrès dans leur résolution » (Piketty, 2019, p. 1198). De même, nous partageons son combat contre les inégalités, ces dernières sont dangereuses pour l’idée même de démocratie qui recule au fur et à mesure que les inégalités progressent. Nous pensons, comme lui, que les inégalités ne sont pas compensées par la théorie du ruissellement d’où notre accord sur la nécessité d’un renouvellement de la redistribution des revenus. Enfin, comme lui, nous pensons que les inégalités ne se réduisent pas à des inégalités salariales mais s’originent dans la concentration du patrimoine lié à la propriété privée. 

B. Des points de désaccord : la définition de ce qu’est la politique et la justification du revenu universel.

Comme nous l’avons déjà souligné, T. Piketty considère que la politique consiste à définir ce qu’est la société juste. Pour notre part, en nous référant au pragmatisme de Dewey, nous pensons que la politique consiste à débattre collectivement sur ce à quoi nous tenons, c’est- à-dire un débat sur les valeurs. Ainsi, cette différence de conception de la politique débouche sur une autre justification de l’intervention sociale et donc du revenu d’existence y compris sous sa forme de dotation inconditionnelle. Il ne s’agit plus de réduire les inégalités dans une société libérale mais de reconnaitre une valeur fondamentale dans une société démocratique : la dignité humaine. 

C. Contre un revenu de base inscrit dans la norme du salariat. 
Nous partageons la critique que T. Piketty adresse à l’encontre du revenu de base tel qu’il existe en Europe, en particulier l’exclusion des plus jeunes, des étudiants et des personnes sans compte bancaire. Nous sommes aussi d’accord sur le fait que la faiblesse du montant distribué (entre la moitié et les trois quart du salaire minimum) ne fait pas du revenu de base un outil révolutionnaire mais un «outil partiel de lutte contre les inégalités» (Piketty, 2021, P. 229). En revanche nous sommes en désaccord avec sa modalité de distribution et en opposition avec la volonté de le compléter par un système de garantie de l’emploi. En effet, le versement automatique sur les bulletins de salaire en lien avec le système d’impôt progressif renvoie à la vision libérale de l’impôt négatif de M. Friedman (voir article “les multiples visages du revenu d’existence“). Comme cet auteur, T. Piketty souhaite conserver, voire renforcer, le lien existant entre travail et revenu, alors qu’à l’heure actuelle une part non négligeable des emplois sont des bullshit jobs (Graeber, 2018) sans utilité sociale et parfois destructeurs de l’environnement. En effet, il ne propose pas une allocation universelle substantielle qui permettrait à ceux qui le souhaite de se passer de travailler. Bien au contraire, comme nous l’avons vu, il propose d’instituer un régime de garantie d’emploi pour permettre à tous d’en obtenir un à temps complet. Cette mesure serait financée par l’État et proposerait des emplois dans le secteur public et associatif. Un telle mesure n’est pas sans rappeler les ateliers de la charité mis en place par Turgot au XVIIIème siècle qui souhaitait que l’aide aux plus pauvres soit conditionnée à une véritable activité utile (Clément, 2005). En 1848, cette idée sera reprise par l’Assemblée constituante qui pose les termes du contrat entre la société et les plus pauvres de la manière suivante : « si celui qui existe a le droit de dire à la société : faites-moi vivre, la société a également le droit de lui répondre : donne-moi ton travail » (Marconi, 2016 , p. 139). On le voit bien, dans cette vision sociale le travail est indépassable, le revenu reste conditionné à l’obligation de travailler le plus souvent dans le cadre salarial. Du coup, loin de renforcer l’autonomie nécessaire à la démocratie on renforce la subordination au travail et au salariat. Loin de favoriser la liberté de choisir son activité on renforce l’obligation de prendre part à des activités imposées par une logique économique qui n’est pas forcément écologiquement et socialement soutenable. Du coup, paradoxalement, c’est la norme capitaliste qui est renforcée : ceux qui n’ont pas de capital doivent vendre leur force de travail pour survivre. 

D. La dotation en capital : une mesure éthique sans rupture avec le capitalisme. 
Il semble d’ailleurs que T. Piketty a certainement conscience de ce paradoxe puisqu’il propose d’accompagner ce premier train de mesures d’un système de redistribution du patrimoine: la dotation en capital. Ce système permet à la fois de lutter contre la concentration du patrimoine mais aussi de d’instituer une certaine équité entre jeunes adultes en leur permettant de bénéficier d’un même capital important de départ (120 000 euros en Europe). Il s’agit donc de dynamiser l’économie en redistribuant le patrimoine, autrement dit de démocratiser l’accès à l’entrepreneuriat, ce qui effectivement corrige les inégalités. Cependant, une telle mesure renforce la logique capitaliste, en favorisant la valorisation et l’accumulation du capital, elle ne la combat pas. Il s’agit donc bien de rendre le capitalisme plus éthique et non de le dépasser. Or, la survie de la planète passe par l’adoption rapide d’un autre système économique (Caillé, Humbert, 2006). La force de Piketty est en l’occurrence sa principale faiblesse. En s’appuyant sur l’histoire et ce qui a déjà été fait, il crédibilise l’intervention sociale et une forte redistribution mais, du coup, il reste prisonnier de logiques avec lesquelles il est aujourd’hui nécessaire de rompre. Le socialisme 
participatif de Piketty s’inscrit dans le prolongement de la sociale démocratie qui cherche à réformer le capitalisme sans le dépasser. Notre proposition de Revenu d’Existence par CREation monétaire est, à l’inverse, beaucoup plus utopique mais s’inscrit dans une triple rupture : 
– rupture avec le productivisme (grâce à la création monétaire on peut distribuer du revenu sans que celui-ci soit lié à un acte productif)
 – rupture avec la valeur travail (avec le revenu d’existence le travail n’est plus un préalable à une vie digne) 
– rupture avec la démocratie libérale (le revenu d’existence permet à chaque citoyen de mener l’enquête sociale pour résoudre collectivement les problèmes qui les concernent (Dewey, 2008)
 Dans notre modèle que nous nommons délibéralisme on doit pouvoir délibérer de tout … même d’une sortie du capitalisme ! 

Caillé A., Humbert M., 2006, La démocratie au péril de l’économie, Renne, PUR.
Clément A., 2005, « La politique sociale de Turgot : entre libéralisme et interventionnisme », L’actualité économique, Vol. 81, N°4.
Dacheux E., Goujon D., 2020, Défaire le capitalisme. Refaire la démocratie, Toulouse Eres. Dewey J., 2008, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard.
Graeber D., 2018, Bullshit jobs, Paris, Les liens qui libèrent.
Marconi C., 2016, « Des ateliers de charité aux ateliers municipaux. Le pouvoir municipal grenoblois face au droit du travail », Revue d’histoire de la protection sociale, N°9.
Piketty T., 2019, Capital et idéologie, Paris, Seuil.
Piketty T., 2021, Une brève histoire de l’égalité, Paris,