Abdennour Bidar  Paru dans Marianne n° 47, 4 au 10 avril 2014
Les défenseurs de la « liberté religieuse » semblent parfois avoir complètement oublié que cette expression reste plus souvent qu&#8217;à son tour un oxymore. Ailleurs dans le monde et même ici en France, trop d&#8217;expressions du religieux nient la liberté pour qu&#8217;il soit acceptable d&#8217;associer ces deux mots &#8211; liberté et religion &#8211; aussi spontanément que certains médias et Intellectuels le font ces derniers temps : consciences captives des dogmes, pressions communautaires sur l&#8217;Individu, domination des femmes par les hommes, chasse aux libres-penseurs, etc. Tout cela devrait nous rappeler que, si la religion ne doit pas être victime d&#8217;entreprises liberticides, elle-même doit toujours refuser de céder à sa propre pulsion liberticide ! Je dis cela en tant que philosophe de l&#8217;islam, de culture musulmane, qui connait le sens et le prix  de la liberté dans l&#8217;univers religieux au sein duquel j’ai grandi. Quelles autorités religieuses de l&#8217;islam seraient prêtes  me reconnaître le droit que j&#8217;ai pris dans chacun de mes essais de contester les dogmes au nom d&#8217;une conscience spirituelle personnelle ? Il y a des musulmanes et des musulmans libres, mais ces histoires personnelles durent être conquises de haute lutte, face à une religion qui en islam et ailleurs s&#8217;érige trop régulièrement en système de pouvoir et de contrainte. C&#8217;est rendre un bien mauvais service à toutes celles et tous ceux qui ont fait l&#8217;effort de s&#8217;arracher à la domination religieuse que d&#8217;appeler liberté d&#8217;expression n&#8217;importe quelle conviction religieuse, y compris les plus dogmatiques, réactionnaires,  littéralistes !
Non, l&#8217;islam ne signifie pas soumission !
Au-delà de ces obscurantismes, la véritable liberté spirituelle est incompatible avec la volonté de puissance, côté obscur et tenace des religions et pas seulement l&#8217;effet de leurs instrumentalisations. C&#8217;est bien le primat du religieux qui fonctionne trop souvent à l&#8217;échelle de la famille, du groupe social, du pouvoir politique, comme dispositif de domination, ou servitude volontaire face à des dogmes que l&#8217;individu ne se donne jamais le droit de remettre en question. Combien de croyants se disent libres alors même qu&#8217;ils appliquent servilement ce que leur Dieu est censé avoir ordonné ? Combien sont persuadés qu&#8217;en arrêtant de se soumettre à la tradition ils trahissent? En élaborant les fondements d&#8217;un « islam sans soumission », combien ai-je entendu de musulmans me rétorquer que l&#8217;islam signifie soumission ? Et, parmi nos intellectuels qui décrivent l&#8217;islam comme victime d&#8217;une France liberticide, combien ont une connaissance suffisante de cet islam. Pour évaluer à sa juste mesure la difficulté du combat philosophique et culturel à mener pour qu&#8217;enfin cette religion et cette culture fassent réellement droit à la liberté de pensée ? Je serai toujours aux côtés de ceux qui défendent la liberté religieuse, à la condition qu&#8217;ils aient en même temps la lucidité de défendre la liberté vis-à-vis de la religion. La religion n&#8217;est pas par essence l&#8217;ennemie de la liberté, mais nous devons nous donner les moyens de réfléchir à quelles conditions les deux peuvent s&#8217;accorder. La première condition est objective ou politique: c&#8217;est l&#8217;indépendance du pouvoir politique vis-à-vis de la tutelle des Eglises et des dogmes. La seconde condition est subjective ou spirituelle c&#8217;est la liberté que le croyant doit apprendre à se donner à lui-même face à ce qu&#8217;il a sacralisé. Or, cette liberté-ci est d&#8217;une extrême difficulté. Comment rester libre face à cette autorité absolue de ce que la tradition et ses clercs font dire au Dieu ?
Pour faire l&#8217;expérience d&#8217;une véritable liberté le croyant doit faire sa révolution spirituelle, en découvrant par lui-même, en lui-même, la capacité de vivre avec son Dieu une relation délivrée de la fascination et de la domination du sacré.
Il est plus difficile à une conscience religieuse de conquérir sa liberté face au sacré qu&#8217;à un chameau de passer par le chas de l&#8217;aiguille… Le croyant n&#8217;y réussit qu&#8217;en résistant à la pression des dogmes, la soumission au sacré, l’illusion qu&#8217;il suffit de dire « C&#8217;est mon choix » pour être libre dans un domaine aussi complexe que celui de la vie spirituelle. Les sagesses initiatiques ont enseigné depuis la forme ultime d&#8217;une telle liberté  qui lui semblait être autrefois la voix d&#8217;un Dieu se révèle comme voix de sa propre conscience « éveillée ». La liberté spirituelle se trouve intimement face à son Dieu, pas du côté de ce que l&#8217;on peut imposer à la société des hommes. Elle se révèle dans la prise de conscience que le Dieu est l&#8217;image sublime de la liberté la plus profonde dont nous-mêmes sommes personnellement capables.

Abdennour Bidar

Liberté de religion ou liberté vis-à-vis de la religion ?